Sept.info | Kim Pasche: le Suisse qui vit au fond des bois
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Kim Pasche se rend régulièrement au Canada.© DR

Kim Pasche: le Suisse qui vit au fond des bois

Le Vaudois Kim Pasche vit la plupart du temps dans les forêts du Nord-Ouest canadien. Désireux de s'affranchir de sa dépendance du monde moderne, cette expérience a radicalement modifié sa vision de la durabilité de notre société.

L'hiver 2014-2015, pour la première fois depuis huit ans, Kim Pasche l’a passé en Suisse, dans un chalet de famille près de Moudon, sur le plateau du Jorat. En cause: son enfant à naître. D’habitude, chaque fin d’été, le Vaudois repart dans son «fond des bois», dans les forêts boréales du Nord-Ouest canadien. Près du cercle polaire arctique, il vit plusieurs mois par année «en immersion complète, comme à l’âge de la pierre». Une expérience qui a radicalement changé sa vision de la durabilité de notre société.

Lorsqu’on lui demande les raisons de cette démarche, le Vaudois évoque sans hésiter l’incendie qui ravageait il y a 10 ans le chalet familial. Il n’a alors que 21 ans et vit cela comme une révélation; la perte de la plupart de ses affaires sert de révélateur d’une dépendance au monde moderne dont il souhaite s’affranchir. «Je me rendais compte que si l’on possède des objets, ces mêmes objets nous possèdent tout autant.» De ce drame découle «une liberté inattendue». Un cheminement qui l’amène à poursuivre autre chose, qui lui semble désormais essentiel: les savoirs et les gestes qui permettent l’autonomie dans la nature. «Par souci d’authenticité», il se met en quête d’un territoire à explorer qui serait le plus vierge possible. «Je cherchais un lieu qui me permettrait à la fois de vivre au plus proche d’une nature intacte et à proximité de gens dont les liens avec cette nature n’auraient pas été rompus.»

Il jette son dévolu sur le Nord-Ouest du Canada, très faiblement peuplé et dont les populations autochtones pratiquent encore une vie proche du monde sauvage. Un territoire qui ressemble, raconte-t-il ci-dessous, à ce qu’était la Suisse il y a de cela des millénaires. Plus tard, il devient copropriétaire d’une des plus grandes concessions de trappe (territoire de chasse) du territoire. Il y pratique la vie dont il a tant rêvé, ce qu’il nomme ses «immersions sauvages», mais aussi celle d’un trappeur moderne, maniant pièges et motoneiges. Ce joli garçon de petite taille aux yeux clairs et aux longs cheveux rassemblés en tresse sur son épaule, ne dégage aucun malaise face à notre monde moderne. Il rejette calmement mais catégoriquement toute comparaison avec la démarche mystique et désespérée de Christopher McCandless, racontée dans Into the Wild (Voyage au bout de la solitude) par Jon Krakauer et au cinéma par Sean Penn.

«Ma quête est tout sauf une fuite ou un rejet, insiste Kim Pasche. Ma famille et mes activités professionnelles sont en Europe, Je suis à l’aise dans le monde moderne. J’ai une vie sociale dense, des projets, je fais des rencontres très riches… Mais j’ai besoin du monde sauvage. C’est lui qui me permet d’avancer, d’aiguiser mes sens et de ne pas oublier l’essentiel.» A savoir: «que l’homme ne peut pas se soustraire aux lois du vivant, contrairement à ce que nous croyons dans notre culture et qui ressort quand quelqu’un s’exclame: on n’est quand même pas des animaux!»

Conscient que ce choix peut paraître extrême, qu’il est lui-même jusqu’au-boutiste, Kim Pasche confesse volontiers son admiration pour des explorateurs de la trempe de Mike Horn, même si «nos démarches sont très différentes.» Pas de rejet donc. Mais au fil des années passées au sein d’une nature où l’homme fait figure d’exception, il est de plus en plus convaincu que «les choix de notre civilisation nous précipitent vers la rupture». La rupture? «Nous avons perdu le lien qui nous rattache aux choses. Leur origine nous échappe et nous ne savons plus d’où proviennent ce que l’on mange ou les objets que nous utilisons chaque jour.» Il se lance donc à la recherche de ce lien perdu. «Rechercher les premiers gestes de nos ancêtres et tenter de comprendre la vision du chasseur-cueilleur occupe le plus clair de mon temps.» Car il est, très officiellement, «archéologue expérimental» pour le gouvernement du Yukon.

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Kim Pasche (à droite) lors d’un séjour de deux mois au Canada en 2012. Dans le groupe, un enfant d’à peine trois ans. © DR

Justement, de quoi vit-il? La question, qui lui est visiblement fréquemment posée, le fait sourire. «L’avantage, quand on vit plus de la moitié de l’année dans les bois, c’est qu’on n’a pas besoin de «gagner sa vie». Et quand j’ai envie de me frotter à mes semblables, je monte le nombre nécessaire de stages (lire encadré en bas de page) afin d’obtenir la somme qui me semble suffisante. Bon, je roule avec une vieille voiture et je ne dépense pas d’argent dans les loisirs!» Le jeune homme se défait progressivement des objets modernes, recherchant le plus possible «l’interaction avec l’environnement». Tout ramener à l’essentiel, les sens en éveil pour dialoguer avec ce qui l’entoure. «Ce n’est qu’ainsi qu’il m’est possible de trouver ce dont j’ai besoin. Vivre de la sorte est pour moi une source infinie de satisfactions.» Le caillou qui fera le couteau qui coupera la branche qui fera l’arc qui tuera le gibier qui lui permettra de se nourrir.

Une position de prédateur qu’il assume. «Mais dans ces immensités, le chasseur peut très bien se retrouver en posture de proie! Se savoir vulnérable force à l’humilité.» La chasse, il la pratique à l’arc. «Le fusil ne m’intéresse pas. Il ne permet pas de vivre l’expérience indicible, terrible et merveilleuse que représentent la traque, le pistage et la mise à mort.» Il insiste sur le respect face à la bête chassée de la sorte. «Je ne suis que rarement le vainqueur. L’animal a toutes ses chances.»

A sa place, on s’imagine terrifié, seul face à une nature hostile. Il balaie tout ça d’un geste presque dédaigneux. «La nature n’est ni dangereuse, ni bienveillante. Elle est, tout simplement. Seuls mes choix, mes décisions peuvent s’avérer dangereux. Cela ne m’affranchit évidemment pas de la peur, qui m’accompagne au quotidien, comme une alliée précieuse.»

Bien plus que la peur, c’est probablement la solitude qui représente la principale difficulté. «Je ne vais pas au fin fond de la nature par volonté d’être seul. La période de solitude la plus longue que j’ai connue a duré deux mois et demi et ça a été très dur à gérer. J’ai besoin des autres. Les Indiens Kogi disent: tu es, donc je suis. C’est une vision qui me correspond bien.»

Les Kogis: un peuple du nord de la Colombie, un de ces «peuples-racines» dont il aime vanter la force et la capacité d’adaptation – il récuse le terme de «primitif» fréquemment employé. Dans les bois, il a redécouvert un savoir-faire, un mode de vie oubliés des civilisés que nous sommes: ceux des cultures adaptatives. «Des cultures magnifiques, complexes, aux richesses culturelles étonnantes, qui entretiennent toutes un dialogue avec le vivant qui les entoure et ne se placent pas au-dessus, mais se considèrent comme partie d’un tout.»

On a beau lui rétorquer que ces peuples-là survivent à peine et sont toujours plus menacés par l’avancée du monde moderne: il n’en démord pas. «Les aborigènes d’Australie ou les Koi-koi en Namibie font comme ils l’ont toujours fait avec n’importe quelle force nouvelle. Ils composent et s’adaptent.» 

«En apparence, poursuit-il, un Amérindien est complètement assimilé à notre culture moderne. Mais il suffirait qu’un groupe se retrouve en pleine nature à devoir se débrouiller pour que ressorte leur véritable nature. Je suis convaincu qu’ils s’en sortiraient sans aucun problème. A l’inverse, je défie un groupe de survivalistes de pouvoir en faire autant sur le long terme. Avec leur fonctionnement très individualiste, ils auraient tôt fait de s’entretuer pour des histoires d’ego!»

Toujours au Canada, il participe à des groupes de «land-based learning» qui ont pour but de réfléchir à la place et à la transmission des savoirs ancestraux dans le monde moderne et à faire face à l’acculturation. «Un jeune blanc qui débarque, ça les interpelle, souligne-t-il avec son assurance tranquille. Je suis un passeur. Eux me disent: tu nous réapprends des choses qu’on avait perdues.» Doux rêveur, Kim Pasche? Ecolo transi? Il balaie d’un geste l’écologie politique, qui ne le convainc absolument pas. En revient aux cultures primitives. «Les Kogis, les Amérindiens, les pygmées d’Afrique sont l’avenir de l’humanité. Ils ont des cultures souples, susceptibles de s’adapter, alors que je suis très pessimiste quant à la capacité de notre civilisation à le faire.»

Lui souhaite enclencher une réflexion, un dialogue. Peut-on se passer d’électricité? C’est ce genre de questions qui pourrait modifier les choses, nous explique-t-il. Il s’engage auprès de l’Ecole de la nature et des savoirs, ouverte dans la Drôme par le géographe français Eric Julien. Ce dernier est également fondateur de l’association Tchendukua, qui rachète des terres dans le but de les rendre aux peuples spoliés. Idéaliste? «Simplement réaliste, rétorque Kim Pasche. Le mode de vie des chasseurs-cueilleurs et leur système clanique ont plus de trois millions d’années. Ils ont fait leurs preuves là où notre culture agricole née il y a environ 10’000 ans n’a pas encore été éprouvée. Reconnaître la validité de tels savoirs, pour moi, n’est que bon sens. La mémoire des peuples-racines est notre avenir.»

Un avenir qu’il voit comment, concrètement? «Je n’en suis qu’au début de ma démarche. J’ai mis dix ans à déployer mon jeu de cartes, et c’est le projet d’une vie.»

«Yukon, la quête sauvage», Passe-moi les jumelles, RTS, 22 mai 2015.