Sept.info | Frère John et le jeune Ali (2/2)

Frère John et le jeune Ali (2/2)

© Mate Eric J. Tilford, US Navy
Photographie aérienne des ruines fumantes de la façade extérieure de la tour sud du World Trade Center (à droite) et de la tour nord (au centre, à gauche), et des dommages sur les bâtiments environnants. New York, 17 septembre 2001. 

Flamboyant, baroque, improbable responsable du FBI, John O’Neill tirait sur la vie comme sur ses cigares. Bagarres à mains nues, fusillades, deux femmes, deux foyers, des restaurants à la mode de New York aux bouis-bouis yéménites il promenait sa soif de vivre balayant tout sur son passage. Seule une avalanche de dizaines de milliers de mètres cubes de béton, de métal et de verre pouvait le faire taire, l’empêcher d’avancer pour toujours. Ce sera le cas un 11 septembre de sinistre mémoire.

Travailler avec John O’Neill n’est pas une sinécure. Le fréquenter peut parfois aussi se révéler folklorique. Certains de ses collègues ont l’impression de côtoyer un «parrain» en raison de ses vêtements, de ses manières et de ses origines: c’est un gamin d’Atlantic City, capitale du jeu et de la mafia sur la côte Est. Il pouvait être horripilant, surtout à cause de sa manie d’arriver avec au moins une heure de retard aux réunions quotidiennes instaurées après les attaques contre les ambassades. On raconte que, profitant d’un de ces retards, Dan Coleman prit un jour la parole pour transmettre à ses collègues un peu de son savoir sur ben Laden. Après tout, il était sans doute celui qui, au sein du FBI, connaissait le mieux la question. O’Neill arrive sur ces entrefaites et l’interrompt:
- Vous ne savez pas de quoi vous parlez!


- Comme vous voulez.
- Je blaguais!
- Vous avez raison, je ne suis qu’une merde. De toute façon, vous êtes le boss: à partir de là, je n’ai pas à l’ouvrir.

Le lendemain, O’Neill présente ses excuses à Coleman. En partant, il lui dit:
- On dirait que vous vous êtes coiffé avec une grenade dégoupillée…
- Je suppose que je pourrais me servir d’un peu de l’huile que vous vous versez sur les cheveux? lui répond Coleman, faisant éclater de rire O’Neill.

Depuis, il peut compter sur l’appui inconditionnel de Coleman. Et il en a furieusement besoin pour mener à bien ce qui apparaît aujourd’hui comme le combat le plus important de sa carrière, peut-être même de toute l’histoire de la lutte antiterroriste au sein du FBI. Celui dont l’issue pouvait changer la face de la planète: l’enquête sur l’attaque de l’USS Cole, l’un des bâtiments les plus sophistiqués de la flotte américaineLe 12 octobre 2000 à 12 h 35, ce destroyer lance-missiles est frappé de plein fouet par un bateau à moteur bourré d’explosifs et manque de peu de couler; 17 marins sont tués, 39 autres blessés. L’attaque de l’USS Cole va conduire John O’Neill vers les vraies racines du mal, au Yémen, terre du pouvoir bédouin. «Quand O’Neill est entré dans mon bureau, je venais d’apprendre la nouvelle à la télévision, me raconte Barry Mawn. Il m’a dit: "Barry, c’est Al-Qaïda. Je sais que c’est eux, et il faut que ce soit nous qui allions au Yémen"» 

Cette fois-ci, O’Neill ne laisse pas passer l’occasion, c’est son affaire, pas question que Washington s’en empare! Barry Mawn l’appuie et vient à bout des réticences du Quartier général. O’Neill va confier le dossier à l’un des hommes les plus brillants du FBI, un homme qu’il tient en très haute estime, son homme de confiance, l’agent des missions les plus délicates: Ali Soufan, 30 ans, pressé de réussir dans son travail et passionné par tout ce qu’il fait, qui parle vite avec dans la voix un léger accent libanais. Visage ouvert, yeux rieurs, ce touche-à-tout aurait pu être trader, avocat dans un grand cabinet d’affaires ou encore médecin humanitaire. De confession musulmane, son islam lorgne vers le poète américano-libanais Khalil Gibran. Il a grandi dans un Liban déchiré par la guerre civile, en proie au chaos qu’y faisaient régner les milices et les groupes armés financés par de puissants et ambitieux voisins. A Beyrouth, son père publiait un journal économique. Parfois, il l’aidait en allant porter les articles à l’imprimerie. Depuis lors, il sait se débrouiller dans n’importe quelle situation. En 1987, la famille Soufan fuit la guerre civile et se réfugie aux Etats-Unis, Ali a tout juste dix-sept ans. Pour la première fois de sa vie, il se sent à l’abri et découvre un pays où il est possible de rêver à son avenir. Ali Soufan termine son adolescence en Pennsylvanie et, après avoir passé avec succès un master en relations internationales à l’Université de Villanova, non loin de Philadelphie, il envisage un doctorat. Par jeu, il pose sa candidature au FBI avec la certitude de ne pas être admis. A sa grande surprise, en juillet 1997, il reçoit une lettre du Bureau le convoquant à Quantico deux semaines plus tard. Après avoir passé toutes les épreuves, le voici Special Agent, badgé et armé. Sa feuille de route lui donne l’ordre de se présenter au bureau de New York. Seul agent à parler arabe, Ali Soufan est affecté à la division du contre-terrorisme. Désormais, il dépend de John O’Neill. Ses collègues sont presque tous des agents chevronnés ayant fait leurs premières armes contre la Cosa Nostra dans les années 1980. Le Bureau leur doit ses plus beaux succès. Ali Soufan se rode au sein de l’équipe I-40, chargée de démanteler les réseaux américains du Hamas, principal mouvement islamiste palestinien. Après l’avoir ainsi testé, O’Neill le mute le 7 août 1998, quelques heures après les attaques contre les ambassades américaines en Afrique, dans l’équipe I-49 qui se concentre sur Al-Qaïda. En dépit de son jeune âge, John O’Neill et Pasquale J. (Pat) D'Amuro lui confient des missions délicates. Quand Oussama ben Laden émet sa première fatwa contre les Etats-Unis à la fin août 1998, Soufan rédige une longue note sur le fondamentalisme islamique que O’Neill, impressionné, fait circuler. C’est lui aussi qui rassemble les pièces à conviction contre Al-Qaïda après les attentats contre les représentations américaines. Pour O’Neill, Soufan est «un trésor national»; il dit de lui qu’il est son «arme secrète». Au moment de l’attaque contre l’USS Cole, Soufan se trouve dans un taxi sur le pont de Brooklyn. Son pager sonne, il a ordre de se rendre toutes affaires cessantes au siège du bureau de New York. L’Amérique est en guerre, mais ne le sait pas encore. Soufan débarque peu après à l’aéroport d’Aden à la tête d’un commando de plusieurs dizaines d’hommes. Leur avion est immédiatement entouré par un détachement de soldats de l’armée yéménite qui les met en joue avec leur Kalachnikov. Chargés de la protection de l’équipe américaine, les hommes du Hostage Rescue Team (HRT, équipe de libération d'otages) leur répondent en armant leur M4 et en dégainant leurs armes de poing. «Personne ne menaçait les hommes du HRT, explique fièrement Ali Soufan. En même temps, il nous fallait réfléchir très vite.» L’agent spécial a conscience que, s’il ne fait pas immédiatement quelque chose, la situation risque de dégénérer en bain de sang. Au Yémen, pas plus qu’au FBI, on ne plaisante avec les armes, surtout quand elles sont prêtes à ouvrir le feu. Que Soufan réagisse mal, et ils sont tous morts. Il se dirige alors vers un militaire équipé d’un talkie-walkie, apparemment le plus gradé.
- Que se passe-t-il, pourquoi ces armes? lui demande-t-il en arabe.
- C’est pour votre protection, lui répond l’officier.
- On ne protège pas les gens en les braquant. Vous feriez mieux de pointer vos armes vers l’extérieur de l’aéroport…

Ali Soufan a très chaud, il n’a pas eu le temps de se changer et transpire sous le pull-over de laine qu’il porte depuis New York. Sur le tarmac, il fait près de 40 degrés. Les soldats yéménites sont eux aussi en nage.
- Vous devez avoir soif, leur dit-il. Vous voulez de l’eau?

Se tournant vers ses hommes, il leur ordonne de distribuer les bouteilles d’eau qu’ils ont apportées. Les Yéménites baissent leurs armes et prennent avec empressement les bouteilles, mais ne les boivent pas.
- C’est de l’eau américaine, s’exclament-ils, émerveillés, comme si ces bouteilles étaient des objets de culte…
- La glace était brisée, commente malicieusement Soufan. Si l’on peut parler de glace par 40 degrés...

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