Sept.info | La yourte du Turkestan afghan

La yourte du Turkestan afghan

Du bois de saule, un quintal de laine, des bandes de fixation en laine et en coton, des cordes de laine et de poils de chèvre, de la cotonnade rouge, de la soie blanche… Il nous a fallu un jour entier pour ériger la yourte ouzbèke achetée au chef du hameau de Tajcheshma, au nord de l’Afghanistan, pour le Musée d’histoire de Berne. Bien loin des deux heures nécessaires aux femmes de la région.

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Tajcheshma, province de Baghlan, octobre 1973. Le charpentier hisse la roue sommitale dans laquelle s'insèrent les perches tenues par les femmes. © Micheline Centlivres-Demont

9 janvier 1973. Ce matin, nous quittons Nahrin dans la province de Baghlan pour Burka, plus au nord, à bord d’un camion russe bâché, chargé à tel point que les passagers doivent gravir à pied le col enneigé et glissant de Tawashakh, à environ 1’400 mètres d’altitude. Le plateau de Burka est recouvert d'une mince pellicule blanche d’où émerge le brun des sillons. C'est une terre à blé. Le bourg principal de l'alâqadâri (district), Aqcheshma, source blanche, porte le nom de l’unique point d’eau permettant l’irrigation d’une partie de la plaine. Jusque dans les années trente, il n'y avait là que des pâturages parcourus par les seuls éleveurs ouzbeks et leurs moutons. Même s'ils habitent maintenant des villages de terre, ils ont gardé de leur passé de nomades des troupeaux de moutons et des dromadaires, ainsi que la yourte. Cette hutte circulaire, démontable, au couvert de feutre nous fait rêver; elle évoque les vallonnements sans fin de la steppe herbeuse, de la Mongolie au Turkménistan, et les paisibles descendants des conquérants d’hier. Les yourtes sont belles, confortables, leur forme arrondie et leur couvert de feutre s’harmonisent avec le paysage. De près, elles sont souvent admirablement décorées et, à l’intérieur, se dégage quelque chose de chaud et d’intime, même si la fumée du foyer fait tousser l’hôte invité pour la première fois. Le département d’ethnographie du Musée de Berne où mon mari Pierre est conservateur possède une yourte mongole, noirâtre et trapue, ramenée de la Mongolie-Intérieure à la fin des années vingt. Ici, dans la province de Baghlan, les yourtes sont généralement démontées pour l'hiver. Nous en voyons l'armature de bois liée en faisceaux, un tas de feutres empilés et une énorme roue concave qui est la couronne de la yourte. Ailleurs, nous aurons l'occasion d’en apercevoir encore debout sous la neige, ou plutôt ce qu'il en reste lorsqu'elles finissent leur existence comme abri-cuisine ou étable à chèvres dans l’angle d'une cour.

11 janvier 1973. Nous passons la nuit dans la chambre d'hôte d'un arbâb (chef de village) à Burka. Réveillés à six heures du matin par l'allumeur de poêle, nous nous attardons sous les lourdes couvertures piquées jusqu'à ce que la chambre se réchauffe. Inutile de songer à partir de bonne heure: le thé et le pain ne sont servis qu'une fois la matinée bien entamée, et il ne peut être question de quitter nos hôtes le ventre vide, à moins de faire fi de l'hospitalité offerte. Dehors, le soleil fait fumer la plaine enneigée. A midi, nous atteignons les premières maisons de Tangi Morch, un ravin évasé le long duquel se succèdent les habitations sur trois kilomètres. Maisons de terre, murs de terre, chemins de terre, d’où se détache un qala (maison fortifiée), en terre également; c'est celui du tchopendoz Kheir Mohammad, l’un des figurants du film de Joseph Kessel, Les cavaliers. De son séjour en Espagne où les scènes de bouzkachi furent tournées, il a retenu quelques expressions en anglais pour touristes, «Thank you» ou «Come here, honey»! Pour nous, pour la photo, il revêt sa tenue de cavalier des steppes, avec les bottes à talon enserrant les jambes jusqu'aux genoux et qu'on ne peut enfiler qu'avec l'aide d'un domestique, fait seller son cheval bai et pousse un temps de galop. A la sortie de Tangi Morch, la piste débouche sur le plateau de Pahlawan Tash, «la pierre du champion», à quelque 1’500 mètres d’altitude, couvert de neige. Le jour tombe lorsque nous croisons les troupeaux qui ont erré toute la journée parmi les touffes jaunies des talus exposés au sud. Peu à peu, le paysage perd son relief. Collines, maisons, bêtes et hommes se confondent dans la grisaille. Du village de Tajcheshma, abrité au fond d'un ravin, on ne voit d'abord que les fumées qui s'élèvent au-dessus des toits; les maisons apparaissent au moment où nous amorçons la descente. Un chien aboie.

Candidat aux élections parlementaires de 1973, l'arbâb Khalil, un grand propriétaire ouzbek éleveur de moutons, a fait faire à sa demeure d'importants et coûteux aménagements. C’est là que nous passons la nuit. Dans la pénombre de la chambre d'hôte, la lueur hésitante de la lampe à pétrole fait trembler les ombres sur les murs de terre nue. Assis au sol, le dos appuyé contre les coussins brodés, nous cherchons longtemps une position confortable, alors que le père et ses fils assis en tailleur restent parfaitement immobiles. L'arbâb, aimable et retors, parle de ses terres, «ici, il n'y a que du lalmi, une culture pluviale ensemencée tous les trois ans», des récoltes de l'année «vingt à vingt-cinq fois les grains semés», de la qualité du sol «meilleure sur les pentes que dans la plaine», des yourtes «seuls les riches en ont. Le feutre, c'est ce qui coûte le plus cher. Le bois et les bandes tissées reviennent à cinquante à cent mille afghanis», soit huit cents à mille six cents dollars de l’époque, précisant qu'il en possède deux qu'il fait dresser dès le printemps à proximité de la maison, grâce à quoi lui et sa famille peuvent quitter les intérieurs enfumés où ils ont passé l'hiver. C'est à ce moment qu'est née, dans notre esprit, l'idée de proposer au Musée de Berne l’acquisition d’une yourte du Turkestan afghan. Dans notre pays, et même dans les contrées voisines, une yourte ouzbèke est un objet particulièrement rare, voire inexistant. Bibi Nisrqa, la première épouse, m’envoie chercher pour me rendre dans la cour intérieure, celle des femmes. Bibi Nisrqa est belle, son regard profond et paisible, son teint mat; son assurance conquise jour après jour, enfant après enfant, fait d'elle, dans la plénitude de l'âge, la maîtresse de la maison. Deux grands fils encore célibataires, une fille, Taza Gul, fiancée à un cousin de Zangi, un village voisin, l'entourent, ainsi que deux autres garçons encore enfants et deux fillettes. Taza Gul a quatorze ans. Elle a revêtu pour moi – et pour la photographie – ses atours de fiancée: haute coiffe drapée de soie rouge ornée de pendentifs et de pièces de monnaie d'argent, robe de velours à fond rouge et paranji, un manteau de soie «ikatée» porté sur la coiffe. L'air réservé et chaste comme le veulent son âge et son sexe, elle pose, les yeux baissés, refusant tout d'abord de retirer le paranji qui la recouvre presque entièrement; cédant enfin à ma prière, elle laisse voir ses tresses prolongées de nattes de laine et d'ornements d'argent. La famille pose ensuite au complet dans le savant arrangement de la hiérarchie familiale: l'arbâb Khalil au centre, imberbe, l'air modeste, mais légèrement en avant, Najiba, sa fille de deux ans, dans ses bras; à sa droite, revêtus de tchapans (caftans) de soie verts et bleus, ses deux fils aînés; puis, en retrait, Taza Gul qui a remis ses vêtements de tous les jours; en s'éloignant du centre se tiennent leur mère portant la dernière-née et, vers les extrémités du rang, les deux fils cadets, deux neveux et un domestique. L’épreuve sera pour nous, à regarder en Suisse uniquement; l’essentiel est qu’aucun habitant de Burka n’y ait accès.

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