Ce fut imperceptible. Le sourire du patron du KGB s’était voilé d’une soudaine colère. L’évocation de Vladimir Vetrov, nom de code «Farewell», lui était difficilement supportable. Vetrov était un traître de la pire espèce aux yeux de ce petit homme à la voix métallique. Et voilà qu’en ce mois d’octobre 1990, deux freluquets de journalistes, serviteurs de l’occident capitaliste, venaient raviver la honte de ce pénible souvenir. Des ingrats qui avaient pourtant signé, flanqués de leur directeur de l’information, un accord de coproduction (sic) avec les Services secrets soviétiques pour tenter d’en relater l’histoire. Et nous nous retrouvions une fois de plus à la Loubianka, le siège historique de toutes les polices politiques d’URSS (c’est encore le cas aujourd’hui). Après de nombreuses semaines de tournage, nous devenions des habitués du lieu. Un comble, quand on sait que nombre de Moscovites hésitaient encore à poser ne serait-ce que le pied sur le trottoir de cette forteresse de toutes les souffrances. Située au cœur de la capitale soviétique, en bordure de la vaste place circulaire éponyme, l’énorme bâtisse rectangulaire est ocre dans sa partie étagée, grisâtre au rez-de-chaussée. Répartition des couleurs comme des fonctions. En hauteur, le renseignement, en bas, la torture, les exécutions. Nous avons vu tous ces hommes à la tenue passe-partout présenter au planton le document cartonné rouge qui faisait office de badge-laissez-passer. Ils avaient ensuite le droit de gravir le grand escalier qui conduisait aux bureaux, munis chacun d’un dispositif de codage à touches, rudimentaire. Nous avons arpenté quelques-uns des longs couloirs uniformément vert glauque pour évoquer, à l’abri d’on ne sait quel indiscret, ce qu’il serait possible ou non de filmer. Cette fois, nous avions rendez-vous dans cette grande salle très conforme à ce qu’on imagine au Kremlin. Enorme et sans âme. A travers les fenêtres on apercevait une haute statue de bronze trônant au milieu du rond-point et de son incessante circulation. La silhouette de Félix Dzerjinsky, fondateur de l’ancêtre du KGB, la Tchéka, mis en place par les bolchéviques en 1917, semblait surveiller son successeur, l’actuel patron du service. Pas de quoi s’interroger. Sa loyauté envers l’idéal révolutionnaire était intacte. En août 1991, quelques mois après notre interview, Vladimir Krioutchkov fera partie du putsch vainement tenté contre Mikhail Gorbatchev. Pour l’heure, des agents du KGB s’étaient placés aux endroits stratégiques de la salle. Blocage des issues et arc de cercle formé autour de notre équipe. Les caméras étaient celles de la maison. Pas question de laisser interviewer le maître de céans avec un matériel venu de l’étranger. Et nous, nous n’en menions pas large. Franchement, si l’on nous avait parlé du prix Albert Londres en cet instant, nous aurions dit à l’interlocuteur d’aller voir à Paris si nous y étions. Il y avait au cœur de Moscou, cinq Français d’Antenne 2 et, face à eux, une trentaine d’individus au costard déformé, là en remontant vers le haut du corps, sous l’aisselle gauche.
Retour à Paris, cette fois au siège du contre-espionnage français, la DST (Direction de la surveillance du territoire). Le rendez-vous ne fut pas difficile à obtenir. Nous revenions en effet de Moscou avec quelques nouvelles de ce Russe décidé à devenir un agent au service de la France, plus prosaïquement, un colonel devenu une taupe. Or, les circonstances de sa brutale disparition demeuraient encore énigmatiques aux yeux du service et cela sur de nombreux points. Une secrétaire souriante nous conduisit au bureau de «Monsieur le directeur», nous avait-elle précisé. Aux étages supérieurs de cet immeuble de la rue Nélaton, non loin de la tour Eiffel, le bureau ne ressemblait pas à ce que l’on imagine pour un chef des espions. Jacques Fournet était un haut fonctionnaire, qui savait ce qu’est le couple renseignement et politique. Et pour cause, c’était un ancien responsable des Renseignements généraux, souvent accusé de pratiquer une police politique qui ne disait pas son nom. Plutôt classé à gauche, il était rond au physique comme dans la relation sociale. Affable, il nous fit asseoir. La conversation alla rapidement droit au but. Une photo exhibée par nos soins provoqua ce moment si singulier des retrouvailles entre employeur et employé, tous hommes de l’ombre. Le patron de la DST passa le cliché à son directeur adjoint Raymond Nart. C’est lui qui, comme on dit dans ce monde-là, avait «eu à en connaître» l’affaire Farewell. Lunettes et pointe d’accent occitan, on sentait d’emblée l’expert du dossier. Un flic méthodique. «Ce n’est quand même pas… lui?» finit par dire, après un silence hésitant, celui qui revoyait «son» contact. «Oui, c’est bien Vladimir Vetrov, alias Farewell, votre agent...» avons-nous répondu, ma consœur Dominique Tierce et moi-même. Une discussion s'engagea. Etrange atmosphère où les deux mêmes freluquets de journalistes osaient maintenant prétendre donner des nouvelles d’une source à des experts du renseignement.
Le moment de vérité était arrivé. Paul Nahon et Bernard Benyamin, les deux producteurs d’Envoyé Spécial, nous avaient laissé tout le temps nécessaire pour réaliser notre film de 50 minutes. Annie-Claude Becquet, la monteuse, avait fait des merveilles. De fait, les images de Jean-Marie Lequertier constituaient un matériau d’exception et le son capté par Jean-Claude Vargas offrait une épaisseur de vie à chaque plan tourné. A la télévision, l’essentiel du travail se fait en équipe. Une réalité, par ailleurs, difficile à embrasser pour un prix censé saluer le travail d’UN jeune reporter de moins de 40 ans... Nous étions aux anges. Pourquoi le cacher? De nombreux médias avaient cité, apprécié notre film. L’accueil - comme on dit - était bon. Même si après la diffusion, les chiffres d’audience avaient été timidement au rendez-vous, les deux producteurs de l’émission proposèrent notre candidature au prix Albert Londres...