Précédé d’une réputation d’imam-soldat, le cheikh Abdallah Youssouf Moustapha Azzam débarque à Tucson pour lever des fonds et recruter des volontaires prêts à se battre en Afghanistan. Il s’adresse à la communauté musulmane de la deuxième ville de l’Arizona, lui parle avec passion des miracles qu’il a vus en Asie centrale, de ces guerriers qui arrêtent les colonnes de blindés de l’Armée rouge pratiquement à mains nues, de combattants criblés de balles et pourtant indemnes, d’anges plongeant à cheval dans la bataille, d’oiseaux qui les protègent des bombes. Les croyants frissonnent. Puis il en vient à l’objet de sa visite: associer les fidèles aux miracles afghans en les finançant ou, pour les plus vaillants, en se rendant sur place rejoindre leurs frères arabes qui combattent les infidèles soviétiques. Il leur parle de l’organisation qu’il a créée à Peshawar, le MAK, et leur annonce une grande nouvelle: le premier bureau du MAK aux Etats-Unis vient d’ouvrir dans leur bonne ville de Tucson sous l’égide de responsables de la communauté musulmane locale. Galvanisés par le discours du cheikh, les généreux donateurs se bousculent. Grâce à eux, le MAK loue des locaux et lance une publication mensuelle qui sera rapidement distribuée au sein des principales communautés musulmanes du pays. Le cheikh est déjà reparti à la conquête des Etats-Unis. Il laboure le territoire américain et ouvre des sièges du MAK dans une trentaine de villes grâce aux millions de dollars qu’il lève. Des filiales qui vont très vite converger vers le navire amiral du groupe: le centre de New York.
Coupant Brooklyn d’est en ouest, Atlantic Avenue s’étire des quais de l’East River jusqu’à Jamaica, dans le Queens, et délimite les frontières des différents quartiers du plus important des cinq arrondissements new-yorkais. Elle naît non loin du ferry qui relie Brooklyn à New York et plonge dans le quartier arabe où les mosquées, les boutiques, les restaurants halal et les négoces font la richesse de la communauté moyen-orientale. Au numéro 552-553, coincée entre un magasin de vêtements et une école d’esthéticiennes, en face d’un fast-food Domino’s Pizza, se découpe une entrée sans charme, surmontée de l’inscription en lettres rouges «Masjid Al-Farooq» signalant la présence de la plus grande mosquée du quartier. C’est là qu’en 1986 le cheikh Azzam installe la principale antenne MAK des Etats-Unis, avec une succursale dans la mosquée du 2824 Kennedy Boulevard à Jersey City, surnommée «le Bureau du djihad de Jersey». Le cheikh en confie la direction à Mustafa Shalabi, Palestinien comme lui, homme de confiance qui a été l’un de ses élèves à l’Université Al-Azhar du Caire. Shalabi a fait ses preuves: arrêté après l’attentat contre Anouar el-Sadate, il a eu pour compagnon de cellule Ayman al-Zawahiri, mais, contrairement à ce dernier, il a résisté au rude régime pénitentiaire égyptien. Azzam n’est pas le seul responsable du MAK de Peshawar à fréquenter les lieux. En 1988, Ayman al-Zawahiri s’y rend aussi quand il décide de faire une tournée des grandes villes américaines afin de recueillir des fonds auprès des riches communautés musulmanes. Un voyage dont il confie l’organisation au sergent de l’armée américaine Ali Mohamed, même si leurs routes ont divergé depuis 1984. A l’issue du procès des assassins de Sadate, tandis que le docteur partait pour l’est afghan, Ali Mohamed prenait la piste de l’ouest après avoir travaillé comme agent infiltré pour la CIA au Liban. Ils sont toutefois restés en contact, et le militaire est devenu la taupe du futur numéro un d’Al-Qaïda au cœur du dispositif américain. Les groupes islamistes armés n’étant pas perçus à l’époque comme une menace, personne ne s’est offusqué de voir un sergent américain organiser le séjour d’un islamiste aux Etats-Unis. Tous deux savent qu’ils peuvent compter sur la bienveillance, sinon la protection de la CIA pour qui seule importe la lutte anticommuniste. Pourquoi la CIA trouverait-elle à redire à la présence d’un des principaux dirigeants du Djihad islamique aux Etats-Unis? Le fait qu’il figure sur la liste noire des terroristes dressée par le département d’Etat n'est pas pertinent pour l’Agence qui ne voit qu’une chose: l'homme recrute des mercenaires et lève des fonds pour affronter les Soviétiques. En laissant le siège du MAK de Brooklyn devenir le pivot américain de l’opération de soutien aux moudjahidines, la CIA ne se doute pas qu’elle met en selle des fanatiques qui se préparent à frapper les ennemis de l’islam, à commencer par les Etats-Unis. On ne sait ce qui de la naïveté des uns ou du cynisme des autres est le plus remarquable.