En juin 2010, le FBI (Federal Bureau of Investigation) arrête Anna Chapman, une espionne russe qui prétendait travailler dans l'immobilier à Manhattan. Son arrestation et celle de neuf autres agents russes a permis de découvrir le plus vaste réseau d’espionnage sur le sol américain depuis la Guerre froide. Les «Illégaux», comme ils étaient appelés au sein du département de la Justice, ont infiltré la société américaine en adoptant des noms anglicisés et en se faisant passer pour de parfaits cols blancs. Même longtemps après les faits, il reste difficile de comprendre ce que les espions ont bien pu apprendre ou faire d’important aux Etats-Unis lorsqu’ils y séjournaient, sur les ordres de Vladimir Poutine. Plus difficile à comprendre encore: comment ces agents ont-ils pu berner tout le monde en prétendant être des Américains d’origine alors qu’ils s’exprimaient avec un accent si prononcé?
L’incident des Illégaux a eu si peu d’importance que Washington et le Kremlin ont procédé à un rapide échange de prisonniers sur un tronçon de tarmac de l’aéroport de Vienne, et se sont vite repliés dans leur neutralité respective pour ne plus jamais reparler de ce désagrément. Mais dans les médias, cet épisode a pris de l’ampleur, principalement grâce au magnétisme d’Anna Chapman, 29 ans à l'époque, que ce scandale a fait passer du statut de parfaite inconnue à celui de pseudo-célébrité. Sa chevelure d’un rouge profond et ses traits délicats ont enflammé le web. Son ex-mari, un Anglais morose, s’était laissé convaincre d’épouser Anna Kushchenko, de son nom de jeune fille, afin qu’elle obtienne la nationalité britannique. Il a par la suite laissé filtrer sur internet une sélection de photographies de leur intimité. Une piètre revanche, qui n’a fait qu’ajouter à la popularité d’Anna Chapman. Depuis l’échange de prisonniers, elle est rentrée en Russie, où elle ne vit pas exactement incognito. Elle est devenue une vedette nationale que j’ai réussi à rencontrer plusieurs fois et que j’ai pu regarder évoluer dans sa nouvelle vie de star russe. Au cours de l’un de nos rendez-vous, un soir de décembre 2010, je l’ai rejointe au Soho Rooms, un club moscovite dans lequel il est terriblement difficile d’entrer, le videur mettant un point d’honneur à protéger des malappris les femmes s’amusant à l’intérieur. Anna Chapman m’a tendu un t-shirt blanc floqué du célèbre portrait de Che Guevara portant un béret. Le visage du Che avait été remplacé par celui de la jeune femme, et tout en bas était écrit «Cha». C’était un cadeau. Anna Chapman savourait sa célébrité. Pendant la soirée, elle s’est penchée vers moi pour échapper à la musique tonitruante et m’a demandé si je savais intimement qui j’étais. J’ai acquiescé et lui ai répondu que c’était le cas. «Moi, j’essaie encore de le découvrir», a-t-elle dit, clignant de ses yeux verts.