«C’est une grande erreur que d’exposer des espions vivants, m’a confié Ahron Bregman avec un sérieux professoral. Ne le faites jamais. Ne le faites pas. Même si vous en avez l’occasion.» Puis, pour adoucir son conseil avec de la flatterie: «Je vois que vous êtes quelqu’un d’intelligent. Ne le faites pas.» Nous nous sommes rencontrés par un après-midi gris de février 2015 dans son bureau du King’s College de Londres, une vieille université pleine de couloirs semblables à un labyrinthe et de maçonnerie trop chargée. C’est là qu’était assis Bregman le 27 juin 2007 lorsqu’il attendait l’appel de l’espion, pour convenir d’un lieu de rendez-vous plus tard dans la journée. Il n’y eut jamais d’appel. Bregman n’était pas excessivement inquiet. Durant les cinq années qu’avait duré leur relation, il s’était habitué aux caprices d'Ashraf Marwan - une habitude d’espion née de la paranoïa et de la précaution.
Bregman, rasé de près, les fossettes apparentes sous son sourire, parlait dans un murmure qui me faisait me pencher d’un air conspirateur. Il était agité et nerveux tant il avait hâte de raconter l’histoire et le rôle qu’il y a joué. Les papiers concernant cette affaire, méticuleusement gardés par Bregman, et notamment les transcriptions de ses conversations avec Marwan, sont conservés dans les archives de l’université. L’auteur de A History of Israel semble vouloir avoir sa propre place dans une prochaine édition. Bregman est l’un des meilleurs historiens spécialistes des guerres d’Israël au XXe siècle: il a écrit plus de dix livres sur le sujet et a également été conseiller pour deux documentaires de la BBC sur la question. Mais il s’est présenté à moi comme un «universitaire avec une âme de journaliste». Son talent pour le travail d’investigation est évident quand il raconte comment il en est venu à identifier Marwan comme étant le célèbre agent «Angel» - des détails qu’il n’a jamais révélés avant. «J’ai pensé qu’il était possible de prendre toute la documentation sur la guerre du Kippour et de recouper leur identité», dit-il. Alors qu’il examinait attentivement les documents et mémoires, les suspicions de Bregman se sont accrues. Marwan est devenu sa baleine blanche. «J’avais besoin d’une quelconque confirmation, poursuit-il. Vous ne pouvez pas accuser comme cela quelqu’un d’être un espion. Marwan était un homme très riche, il aurait pu m’envoyer au tribunal.» A partir de 1999, Bregman a commencé à envoyer ses articles à Marwan, en espérant appâter l’espion et obtenir un aveu. Rien. Finalement, l’universitaire a élaboré un plan. Il voyagerait en Israël et rencontrerait l’éditeur qui avait publié quelques années plus tôt les mémoires du général Eli Zeira, l’ancien directeur des renseignements israéliens. Zeira, qui avait été renvoyé pour avoir agi sur les fausses informations de l’espion en avril 1973, a fait dans son livre de nombreuses références à Angel. «Mon hypothèse était que, même si Zeira ne confirmerait jamais le nom, son éditeur le ferait peut-être.» Les deux hommes se sont rencontrés dans un café de Tel Aviv en 2000. «J’ai préparé mon rendez-vous soigneusement», dit Bregman. L’universitaire s’est assis et a engagé la conversation. «Au bout de dix minutes, lorsqu’il s’était habitué à moi mais pas encore lassé, j’ai posé la question.» Bregman n’aurait pas pu être plus direct: «Marwan est-il l’espion?» L’éditeur a détourné le regard et a souri. «C’était la confirmation que j’attendais, dit Bregman. Marwan était Angel.»