L’Etat tchèque était à bout de souffle après la guerre. Quant aux Russes qui occupaient le pays, ils se moquaient bien du sort des rescapés de la Shoah. C’est donc auprès de la communauté juive de Prague que nous trouvâmes du réconfort et surtout une aide matérielle bienvenue, nous qui avions tout perdu. Elle nous habilla, nous nourrit grâce à l’appui des organisations américaines dont le Council of Jewish Commission in Bohemia and Moravia. Elle nous logea aussi au 15 de la rue Soukenicka, la même rue où nous avions vécu avant la guerre.
Dès que nous l’avons pu, nous sommes retournées dans l’appartement du numéro 22 dans l’espoir d’y trouver papa. Sans succès. Nous n’y avons croisé que la concierge. «Tiens, vous êtes de retour», s’étonna-t-elle avant de nous expliquer que nos meubles avaient été volés par les Allemands après notre déportation en 1942. Elle n’avait rien pu faire pour les en empêcher, insista-t-elle. Je ne la crus pas. Elle aussi avait dû se servir au passage. Mais que pouvions-nous prouver? Je retrouvai aussi mon ami Josef, le garçon à qui j’avais confié mon violon. Il avait tenu parole. Mon instrument était intact. Mon ami qui eut du mal à me reconnaître, tant j’avais changé après trois ans de camp, ne l’avait pas joué. «Je n’ai jamais osé, m’avoua-t-il. J’avais l’impression que je ne te reverrais jamais si je l’avais fait.»
Je le pris dans mes mains. Je le regardai longtemps, le tournai, l’observai, le caressai. Puis délicatement je le reposai dans son étui. Quelque chose me disait que je ne le retravaillerais plus jamais. Je ne pouvais plus, je crois. Le violon, c’était ma jeunesse. Elle s’était envolée à cause des nazis. Il fallait que je tourne la page.
Nous avons fini par apprendre que papa, sous le numéro 125537, était mort dans le petit camp de Buchenwald le 24 février 1945. Des survivants nous racontèrent qu’il échangea l'une de ses dernières rations contre un bout de cigarette. Il fut incinéré dans le crématoire du camp. Ses restes furent ensuite jetés dans les forêts de la colline d’Ettersberg, au-dessus de Weimar. A l’endroit même où le poète, philosophe et dramaturge Johann Wolfgang von Goethe avait l’habitude de se reposer, de méditer et travailler.