Comme papa avait eu raison de nous faire quitter Karlsbad! Plus d’un mois après notre départ, lors de la Nuit de Cristal, des centaines de Juifs y furent arrêtés par les SS et la Gestapo, enfermés dans les locaux de la police et les prisons du tribunal. Notre synagogue fut brûlée. Les Juifs furent humiliés, traités comme des criminels, battus. Nous étions les ennemis de l’ordre nouveau.
Cet ordre nouveau leur laissa le choix de payer la «taxe de la fuite», en abandonnant leurs biens aux nouveaux maîtres des Sudètes. Ou de prendre un billet simple pour un camp de concentration et rejoindre 300'000 Juifs venus de toute l’Allemagne. Pour nous, qui avions trouvé refuge à Prague, la messe était dite. L’espoir de rentrer chez nous s’était évanoui tant que les nazis occuperaient la région. Mes parents l’ont compris très rapidement. Mais ils n’en montraient rien. «Tout se passera bien, insistait papa. Les Allemands n’oseront jamais venir jusqu’à Prague. Ici, nous sommes en sécurité.» Nous l’avons cru.
Je dois avouer aussi que pour Lala et moi, ce séjour pragois ressemblait à des vacances. Je dirais même à une petite aventure familiale. Dormir à cinq dans la même pièce d’une maison étrangère, c’était plutôt dépaysant. A notre arrivée, nous avions d’abord séjourné chez les connaissances de papa, qui avait réussi à emporter de l’argent liquide et des bijoux. Le temps pour lui de trouver un appartement où nous loger.
Nous nous sommes finalement établis dans un immeuble bourgeois, au 22 de la rue Soukenicka. Je dois admettre que, malgré le chaos qui nous environnait, nous avons rapidement pris nos marques dans notre nouveau logis situé au premier étage. Le rez-de-chaussée était occupé par la concierge. Bien plus petit et moins confortable que notre maison de Karlsbad, notre trois pièces pragois avait été aménagé avec goût par maman. Il y avait l’eau courante, l’électricité et nous nous chauffions grâce à un poêle situé dans la salle à manger-salon. Il était alimenté par des briquettes de charbon que nous entreposions à la cave.
Esther, Lala et moi partagions la même chambre. Papa et maman avaient la leur et nous passions le plus clair de notre temps à la cuisine où maman mijotait des petits plats, dont des galettes salées et sèches aux oignons. C’était d’excellents coupe-faim. Nous allions nous en rendre compte plus tard, lorsque notre ravitaillement serait réduit au strict minimum.