A bord du navire sur lequel je me suis embarqué trois jours plus tôt, les passagers ne laissent pas d’admirer la côte chrétienne où le rocher de Gibraltar nous apparaît comme une sentinelle hiératique. De l’autre côté du détroit, c’est l’Afrique barbaresque: celle de l’Empire ottoman que les croisés lui ont abandonnée après la chute de Constantinople en 1453. Pour la conscience populaire, si l’histoire a fait table rase de cette humiliation, elle demeure le berceau de l’islam: une terre ennemie. La cicatrice, assortie de malentendus, a mis à vif une mémoire mal cicatrisée. A l’époque du prince Henri, la Méditerranée était devenue l’épicentre d’un bellicisme déclaré: les batailles navales y faisaient rage entre les galères du pape et les chébecs des corsaires musulmans. Dans ce cycle infernal qui s’achèvera avec la prise d’Alger par les Français en 1830, les prisonniers qui n’avaient pas la chance d’être rançonnés se voyaient contraints d’abjurer leur foi s’ils voulaient sortir de l’esclavage.
Tandis que la plupart des passagers restent les yeux rivés sur Gibraltar, Ceuta n’intéresse personne. Il faut dire qu’on ne l’aperçoit guère, cette enclave historique dans la brume qui l’enveloppe, comme une chape sur son passé sans gloire et sans grand intérêt, sinon pour être devenue l’eldorado des migrants. Un confetti d’espérance prisé par les vagabonds de la terre. Dans un récent essai sur l’immigration, j’ai rappelé que ce fragment d’Europe est devenu le lieu de confrontation directe entre les pays du nord et du sud. Cette parenthèse de l’histoire m’a distrait quelques instants de la prise de Ceuta par le roi du Portugal, le 21 août 1415. Or, si cet épisode a disparu de nos mémoires, il est utile de rappeler qu’il constitue la première étape d’un long processus de colonisation. Le prince Henri mesurait-il toute la portée de son projet? Savait-il qu’il déclarait ainsi la guerre à l’Afrique en favorisant implicitement la nécessité de la traite, et plus tard la légalisation morale de l’esclavage par le pape? Le bastion musulman de Ceuta fut soumis en trois jours par les Portugais. La prise de la grande mosquée, bientôt détournée au profit du culte chrétien, inspira cette sentence au Père João de Xira: «Notre Seigneur a ordonné qu’ici serait le siège de l’Eglise de toute la terre africaine!» L’exhortation sera entendue par le prince Henri, qui posait ainsi la première pierre d’un empire sous les auspices du glaive et de la Croix. L’historien Paul Adam, que j’ai eu l’honneur d’éditer jadis, relève que «dans les Etats maritimes où le pouvoir politique était commerçant, la violence était une constante historique dont la religion acceptait la nécessité». Dans ses nombreuses communications universitaires, il examine les raisons qui ont conduit les princes régnants à tout de suite penser la guerre en termes de commerce. Dans ses essais sur la violence, il rappelle plus précisément qu’à l’époque de la conquête portugaise «tout le monde faisait la guerre ou la subissait. Car le pouvoir était d’origine guerrière et le profit constitué par la force.» Nommé gouverneur de Ceuta, l’Infant ne tarda pas à fédérer toutes les compétences que son royaume comptait en matière astronomique et de navigation, fer de lance de l’exploration. Pourtant, s’il fut le premier visionnaire de son temps, il ne manquait pas de concurrence pour lui donner la réplique à l’étranger: œuvrant dans le même but, les Couronnes d’Espagne, d’Angleterre et des Pays-Bas n’étaient pas démunies d’ambitions ni de talents pour lui en disputer le monopole, mais elles ne pouvaient pas s’appuyer sur un organisateur de génie tel que le prince Henri pour fédérer les ambitions personnelles et coordonner les compétences.