Au sommet d’une colline balayée par une brise fraîche, située à la frontière birmane, un Bouddha doré de 9 mètres de haut, veille sur Mong La, La Mecque du jeu. A un peu plus d’un kilomètre de là se trouve la Chine dont l’influence sur la ville pèse bien plus lourd que la statue. Depuis les années 60, des groupes armés issus de minorités ethniques se disputent le contrôle de cette étendue de terre grande comme la Suisse, à cheval sur la province du Yunnan en Chine et l’Etat Shan en Birmanie. Ces factions ont alterné périodes de paix et de conflits, et donné naissance à une région dont l’identité est aujourd’hui plus chinoise que birmane. Trois groupes exercent un contrôle de facto sur cette région: les puissants Wa et leur Armée unie de l’Etat Wa (UWSA), les Kokang et l’Armée de l’Alliance démocratique nationale du Myanmar (MNDAA) – elle-même subdivisée en plusieurs allégeances –, et les Mong La, sous la bannière de l’Armée nationale d’Alliance démocratique de l’Etat Shan oriental (NDAA-ESS). Ils ont longtemps formé le noyau du Parti communiste de Birmanie (PCB), acteur majeur d’un conflit ethnique permanent – et de l’une des plus longues guerres civiles au monde. Grâce à l’appui de la Chine, le PCB a pu résister efficacement au gouvernement birman pendant plusieurs décennies. Avant de finalement céder face aux pressions en 1989. La position maoïste radicale du PCB n’a en effet jamais été du goût du réformiste Deng Xiaoping, alors Premier ministre de la Chine. De plus, sa réforme économique l’obligeait à améliorer les relations entre la Chine et la Birmanie. Par conséquent, le PCB a longtemps eu le sentiment d’être isolé et vulnérable. Les Kokang ont été les premiers à faire scission en signant un cessez-le-feu avec la Birmanie en 1989. Les Wa et les Mong La n’ont pas tardé à leur emboîter le pas. Les premiers accords n’ont débouché ni sur un traité de paix ni sur l’intégration de la région. Bien au contraire. Les groupes ont demandé une grande autonomie, et notamment militaire. Ils ont été exaucés. On estime que l’UWSA à elle seule a sous ses ordres plus de 30’000 hommes. La confusion entre guerre et paix a continué encore pendant deux décennies. Et la région s’est développée à sa façon: les chefs de chaque groupe sont restés proches les uns des autres et gouvernent leurs fiefs en toute tranquillité. Aussi, pendant que leurs homologues de l’armée birmane menaient une lourde opération répressive contre les marchés au noir, les chefs des régions frontalières suivaient une voie moins vertueuse, tirant une bonne part de leurs revenus du trafic de drogue et d’ententes commerciales douteuses avec leurs partenaires du Yunnan.
Depuis 2014, Mong La gagne en notoriété à chaque nouvel article sensationnel. Des reportages de la BBC, du TIME et du New York Times dépeignent l’image superficielle mais saisissante d’une «cité du vice», d’un «Las Vegas birman», d’un «Est sauvage» débauché échappant au contrôle du gouvernement central birman. Il semblerait que la région – et la ville de Mong La en particulier – soit un temple de la drogue, du jeu, de la prostitution et des braconniers. Il fallait que je voie cela de mes propres yeux. Après le décollage de Yangon, je contemple à présent le paysage changeant en dessous de moi, à travers le hublot d’un petit ATR72, un bel avion à hélices. Nous volons vers le nord, en suivant les lacets du fleuve Irrawaddy. Puis nous virons vers l’est après Mandalay, et le paysage laisse peu à peu place à une toile de collines vertes et vallonnées. Alors que nous longeons un petit plateau, je repère ma destination finale, Kengtung, une ville nichée au cœur du célèbre Triangle d’or, à moins de 85 kilomètres au sud-est de Mong La. Kengtung est une bourgade charmante, avec de petites collines tachetées de pagodes dorées et d’étendues d’eau, parmi lesquelles le pittoresque Lac Naung Tong. C’est une destination touristique plutôt populaire, où se situent accessoirement les bureaux de liaison des Mong La, ainsi que ceux des Wa. Si les relations entre les diverses factions locales restent cordiales, il est nécessaire d’avoir un permis spécial pour passer les nombreux postes de contrôle militaire entre Kengtung et Mong La. Heureusement, grâce à une bonne entente depuis des décennies entre le NDAA-ESS et la Birmanie, il est aisé de l’obtenir. Pas besoin de pot-de-vin. Pas plus d’agents exagérément suspicieux ou provocateurs.