La première géographie de Nicolas Bouvier est sans surprise celle de l’enfance, nommée au gré des témoignages «géographie mythique», ou «géographie fictive et imaginaire» – appellations la plupart du temps liées à ses lectures enfantines –, mais que nous pourrions parfaitement qualifier de «mémorielle». Il faut dire que c’est Bouvier lui-même qui en détient les clefs, et quiconque veut entrer dans ces géographies-là doit se rappeler que ce n’est que tardivement, à l’orée de la soixantaine, qu’il coucha pour la première fois sur le papier ses souvenirs les plus anciens. Cela veut dire aussi qu’explorer, ou plus banalement se balader dans les territoires de l’enfance, c’est le faire dans ceux de la mémoire. C’est surtout reconnaître que, sans le conteur, il n’y aurait rien ou presque à raconter.
Le 18 mars 1996, Nicolas Bouvier donne au Théâtre de Carouge une conférence-lecture sur «Les affres et les bonheurs de l’enfance». Il y lit deux textes. Le premier, intitulé Souvenirs, souvenirs, lui permet de poser deux jalons d’importance, à savoir tout d’abord la nécessité de garder à l’esprit le rôle essentiel qu’ont le souvenir et la mémoire dans l’existence d’un écrivain et d’un voyageur. En effet: «Si l’on nous retirait sans crier gare cette petite phrase “vous souvenez-vous?” nous pourrions tous et aussitôt nous trancher la gorge.» Ensuite, qu’il «existe une connivence évidente entre l’enfance et la mémoire: sans l’une nous n’aurions plus l’autre». Le second texte lu, Thesaurus pauperum ou La guerre à huit ans, est l’occasion de plonger directement dans ses propres souvenirs et, en esquissant à gros traits ses lieux et espaces emblématiques, de projeter le public dans le jardin de la ferme du Grand-Lancy, puis dans la campagne du domaine de La Pêcherie à Allaman. Mais avant de nous immerger dans ce monde lémanique où, entre ses quatrième et vingt-deuxième anniversaires, il passera la plupart des étés, suivons les premiers pas de celui que sa mère appelle déjà le «petit vagabond».
Nicolas est le benjamin de trois enfants. Le premier territoire de jeu qu’il se rappelle distinctement et dont il est capable de poser les repères essentiels est le jardin de la ferme du Bourneau, où la famille va habiter jusqu’en 1938. Une histoire connue, puisque, à l’automne 1992, lors du tournage du film de Patricia Plattner, Le hibou et la baleine, il avait déjà décrit comment le môme crapahutant à quatre pattes rencontre sa première morille, gigantesque et fabuleuse apparition pour celui qui était encore moins haut qu’une botte. Les années passant, s’ajoute à cette première «prise de possession horizontale» la découverte de la verticalité offerte par les arbres. Le bosquet de noisetiers qui lui permettait il y a peu de fabriquer ses premiers arcs de bois vert est jugé sans attraits et délaissé. Désormais, seul compte l’arbre sur lequel on peut grimper et se réfugier, mieux, passer son jeudi à rêvasser, jour préféré entre tous, car sans école. Et puis, n’est-ce pas ce que tout un chacun voudrait faire, rêvasser, les bras autour d’un tronc rugueux et odorant à souhait ou, mieux encore, assis tranquillement sur la fourche d’une haute branche à contempler le paysage? A condition, bien sûr, qu’il y ait alentour des arbres à foison, comme par exemple dans le parc des Bastions entourant la Bibliothèque publique et universitaire de Genève, où justement travaille Auguste, son père: «J’allais en piaffant vers mes quatre ans et j’étais convaincu que mon père avait lu tous les livres – à l’époque un million – de la bibliothèque où je le voyais chaque matin descendre travailler, sapé comme un martyr du pied-de-poule ou du tweed bourgeois [...] Je l’imaginais mouillant son index des heures durant pour tourner les pages des nouvelles publications, et posant de temps en temps cravate et col dur pour aller courir dans les allées ou monter aux arbres du jardin des Bastions, récréation qui à mon âge me paraissait aussi indispensable que le fait de respirer [c’est nous qui soulignons]. J’attribuais même ses humeurs à ses lectures: était-il chagrin, silencieux, fatigué: c’était qu’il avait lu une histoire d’orpheline rousse ou de trappeur perdu dans le froid sans aucune chance de battre le briquet.» A l’âge où «oisif était encore le singulier d’oiseau», la candeur et l’émerveillement sont quotidiennement de mise. Capables de défaire les frontières apparentes entre vrai et faux, ceux-ci font s’entrechoquer le proche et le lointain, et laissent grandir, chez l’adulte devenu, un sentiment mêlant nostalgie et détermination. L’enfance, il le sait désormais, c’est un état d’esprit. Il aime d’ailleurs le retrouver chez ses proches, comme l’artiste Gérald Poussin, l’un de ses voisins de la Tour de Carouge, où Nicolas Bouvier eut longtemps son repaire d’iconographe, et dont il dit un jour qu’il avait conservé intacte une part d’enfance, celle-là même qui lui permettait d’être un observateur-né et un «distrait perpétuel». Il faut l’être si l’on veut, sur-le-champ, être capable de porter une «attention fébrile aux êtres et aux choses». Si l’on veut «saisir le monde dans sa polyphonie».