Sept.info | Là où la géographie bascule (2/5)
Nicolas Bouvier Nicolas Bouvier
Genève, Institut national genevois, remise du Prix des écrivains genevois à Nicolas Bouvier, 1963. © Agence interpresse Genève / Bibliothèque de Genève

Là où la géographie bascule (2/5)

Ce deuxième extrait du livre d’Alexandre Chollier, «Nicolas Bouvier, au gré des géographies» (Paulsen) emmène dans les paysages de l’Asie centrale à l’Inde. Prendre des chemins pour les raconter, trouver la forme, transmettre: les secrets de l’écrivain-journaliste.

Le 22 juin 1996, s’ouvre sur les hauts de Leysin, à plus de deux mille mètres d’altitude, une étonnante exposition consacrée aux «Chemins et cols de montagne». Nicolas Bouvier en est, avec Pierre Starobinski, le maître d’œuvre. Les trente-deux tirages noir et blanc géants installés sur de grands panneaux de métal de cent vingt par cent soixante centimètres parsèmeront le paysage de la Berneuse jusqu’au 20 octobre, le démultipliant dans tous les horizons ou presque. Au même moment paraît à Genève «Le silence des cols», court texte où Nicolas rappelle le rôle de passeur tenu par tout col, peu importe où il se trouve et à quelles hauteurs il nous propulse. De tous les cols qu’il a franchis en Afghanistan, il est bien difficile de dire lequel l’a marqué le plus durablement. Ou peut-être, au sortir de la lecture de L’usage du monde, la passe de Khyber, dont il expliquera plus tard qu’il y a arrêté son livre parce que «c’est une charnière extrêmement importante, tant du point de vue de l’histoire que de la géographie. Lorsque vous franchissez ce col, vous changez vraiment de monde». Le Khyber donc et ses mille soixante-douze mètres de haut, dont il atteint le pied le 5 décembre 1954 à midi. Nous avons encore en tête ce drôle de poste-frontière qui sent le thym, l’arnica, et où bourdonnent des guêpes, avec en arrière-fond la chaîne du Safed Koh, la montagne Blanche si fidèlement rendue par le dessin à l’encre noire de Thierry Vernet s’étalant sur deux pleines pages. Ce dernier n’a pas vu le Khyber, mais il sait comme Nicolas que la «montagne, elle, ne se dépensait pas en gestes inutiles: montait, se reposait, montait encore, avec des assises puissantes, des flancs larges, des parois biseautées comme un joyau».

Mais ce pourrait être aussi ce petit col rencontré trois mois plus tôt – une éternité – peu avant Ghazni, et dont le souvenir est si palpable encore. Un col, avant d’être une descente, c’est une montée à vitesse réduite qui permet à l’œil d’être plus attentif. Ici, seule la vitesse compte, la «bonne vitesse», dirait Nicolas. Lorsque la rampe est rude, ce sera celle du pas; si elle l’est moins, celle du petit trot. Et puis il y a aussi la vitesse d’approche, à peine trente kilomètres à l’heure, celle qui permet au col d’exister, avant même de le passer, parce qu’on a le temps de l’imaginer. Puis, après l’avoir franchi, parce qu’on peut sans danger y retourner en pensées. Trente kilomètres à l’heure, donc: «A ce train-là, il se peut bien, le soir venu, qu’on n’ait fait qu’un seul petit col. Mais on n’a que lui en tête. C’est devenu une sorte de propriété. Au dîner on en reparle. On s’endort dessus, on en rêve. En pleine nuit, la caravane dépassée à la montée rejoint l’étape, débâte dans un remue-ménage de lanternes et de voix qui vous réveillent: c’est encore du col qu’il s’agit. Pourtant il ne mérite pas même une mention sur la carte, et les montagnes dignes de ce nom sont encore loin au nord. Ce n’est qu’une quarantaine de rampes au cœur d’alpages jaunis, et au sommet, une mosquée dans le vent». Il se pourrait aussi que ce soit le col du Lataban à laquelle nulle ligne de L’usage du monde ne fait écho, bien qu’il soit franchi juste avant le Khyber, mais dont on trouve mention dans une lettre à ses parents écrite à Delhi, peu de temps après. On y apprend qu’il fut «plus sauvage et dur» qu’il ne l’imaginait, « avec de grandes étendues de montagnes froides et des charognes de chameaux sur la route, couvertes de vautours, tout ça assez menaçant». Ici, Nicolas ne dit pas tout et ne veut pas inquiéter outre mesure ses parents. Bien que situé à quelques kilomètres à l’est de Kaboul et à peine cinq cents mètres plus haut que la plaine environnante, le Lataban a été pour lui une épreuve terrible. Il faut dire qu’il passe le col seul, d’Ombres l’ayant lâché au dernier moment. Après avoir voulu prendre un raccourci, il se trouve devant un obstacle: un pont de pierre à moitié détruit. Il commence par déplacer quelques pierres sous les aboiements menaçants de molosses invisibles, de ceux qu’il ne faut pas rencontrer la nuit. Puis il retourne à la voiture, prend son élan et... franchit le pont en chassant de ses roues arrière toutes les pierres qu’il venait de placer là. Le col et la peur laissés derrière soi, la leçon du voyage devient évidente: «A Peshawar, où personne ne m’attendait plus, ç’a été la stupeur. Il est clair qu’en voyage vous connaissez des moments qui laissent des cicatrices. Mais, si vous vous en sortez, vous avez vraiment des choses à raconter, qui ne sont pas forcément misérabilistes. Moi, il y a eu des moments où j’ai cru étouffer de bonheur.» Le bonheur, c’est peut-être cela: percevoir ce moment où une géographie bascule dans quelque chose d’autre, sans jamais disparaître complètement.

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