Sept.info | Un guide émerveillé (4/5)
Nicolas Bouvier Nicolas Bouvier
Portrait de Nicolas Bouvier. © Yvonne Böhler​​ / Bibliothèque de Genève,

Un guide émerveillé (4/5)

Comment naît un livre? Un écrivain peut-il porter un livre qui changera sa vie, sans jamais l’écrire? Quatrième extrait de «Nicolas Bouvier, au gré des géographies« (Paulsen) par le géographe Alexandre Chollier.

Heureux, Nicolas Bouvier l’est de toute évidence lorsqu’il apprend, au printemps 1984, que son livre Les Boissonnas a obtenu un des prix des plus beaux livres suisses. Mais il l’est assurément davantage au matin du 13 juillet quand il monte dans l’avion sur le vol à destination de Pékin via Zurich-Athènes-Bombay, pour un voyage qu’il rêvait de réaliser depuis au moins trente ans. Au moment de passer la douane, peut-être se remémore-t-il même ce «Je retournerai en Chine; ça c’est certain!» jeté sur le papier un jour de novembre 1956 au sortir d’une escale enchanteresse à Hong Kong. Bien qu’attendu depuis longtemps, ce voyage a pourtant failli lui passer sous le nez. L’année 1984 n’a, en effet, pas commencé de la meilleure des façons, et, début mars, au sortir d’une opération au cœur (artère iliaque bouchée), il a «vraiment senti passer le vent du boulet». Contre toute attente, ce séjour à l’hôpital est l’occasion d’un voyage intérieur qu’il racontera un peu plus tard, à l’heure où cette drôle d’année basculera dans la suivante. Mais revenons à la Chine et à ce vrai départ pour l’Est, même si, pour la première fois de sa vie, c’est en qualité de guide. Un départ, vrai ou pas, ça se prépare minutieusement et ça nécessite un sac à dos ou une valise contenant les objets indispensables. Nicolas Bouvier a sa petite idée sur la question, et il vaut la peine de l’écouter attentivement: «Pour moi, le minimum se résume à cela: des bottes lapones et des chaussettes de laine que je porte quel que soit le climat, même s’il fait quarante degrés à l’ombre! Ensuite, je prends une très bonne veste à poches multiples: des poches, il en faut absolument partout, parce que c’est ce qu’on contrôle le mieux. Quoi encore? Un appareil photo avec deux optiques, très peu de pharmacie, un bonnet, quelques carnets. Et comme je suis amoureux des couteaux, j’en prends un bon, mais sans cran d’arrêt pour pouvoir passer les douanes. Depuis quelque temps, j’emporte aussi une paire de petites jumelles, ce n’est pas lourd et ça permet de mieux choisir les itinéraires, dans les vallées surtout.»

Le voilà paré pour parcourir Pékin, où le groupe ne reste que deux jours, mais surtout pour découvrir Xian, seconde étape du voyage, où l’armée en terre cuite découverte à peine dix ans plus tôt par un paysan du coin vaut à elle seule le détour. Mais, avant d’aller plus loin, revenons sur ce drôle de guide qui ne parle pas un mot de chinois, est incapable de lire ses caractères et n’a jamais mis les pieds dans ce pays. Un traquenard auquel échappe pourtant le voyageur habile, le lecteur dévoreur de livres et l’iconographe à la mémoire visuelle bien entraînée, comme il le confiera à son retour: «J’étais dans ce pays illettré, sourd, muet [...] et puis, d’autre part, j’avais tellement cherché d’images, regardé de cartes, examiné la toponymie qu’en entrant dans un petit pagodon en Chine centrale, je pouvais quasiment dire “la clef est chez le concierge” tout en éprouvant le même émerveillement que le petit groupe que je conduisais.» La Chine centrale, le vol du 20 juillet vers Ouroumtchi va l’effacer d’un trait, et c’est dans un autre monde que guide et voyageurs en herbe arrivent. L’ouest du pays a été ouvert au tourisme à peine trois ans plus tôt, sans compter que certaines régions, comme celle de Kachgar, mille cinq cents kilomètres plus à l’ouest – où le groupe ne se rendra pas – ne le sont que depuis une année. Pour tout le monde, guide officiel chinois compris, il ne fait aucun doute qu’ils se trouvent désormais dans un «climat moral et un climat géographique complètement différents». C’est à Tourfan, trois jours plus tard, en se baladant à la nuit tombée – pendant la journée le thermomètre frôle les quarante-sept degrés – dans cette oasis située sur la branche nord des routes de la soie, qu’ils saisissent véritablement où ils se trouvent. La ville est iranienne par ses keres – canaux souterrains comparables aux qanat de l’Iran central –, elle est centre-asiatique pour ses maisons en briques crues, ses raisins et ses melons, ouïghoure enfin pour son style de vie très doux et sa culture. Alors quand, le soir de leur arrivée, ils sont invités à un spectacle de musique, de chants et de danses ouïghours, le sommet du voyage est atteint. La visite des fresques de Bezeklik, le lendemain, n’y changera goutte. Ni d’ailleurs le voyage à travers le sud du désert de Gobi dans des rames de train sorties on ne sait comment de «l’époque Nicolas II», peut-être «prélevées sur le trafic du Transsibérien», dans tous les cas extrêmement confortables et ayant la grande, l’immense qualité de rouler à la bonne vitesse: trente, trente-cinq à l’heure. «Alors le désert, on a le temps de s’en rendre compte...» Le guide repartira à deux reprises en Chine. Une première fois fin décembre 1985, accompagné d’Eliane, dans le sud-ouest du pays, en suivant l’itinéraire Pékin-Xian-Chengdu-Kumming-Lunan, puis Hong Kong. Et une seconde fois, au mois de juillet suivant, retraçant le même parcours, mais à contresens.

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