XVI - Le pied du mur
Le Rat, le Lièvre,
le Cheval, le Coq le Mouton, le Chien
Le Bœuf, le Dragon,
Voilà l’ancien cycle zodiacal chinois par lequel les Japonais désignent les années, les mois et les heures du jour. 1956 était l’année du Singe; 1966 celle du Cheval de Feu, où il est fort déconseillé d’engendrer des filles.
Au mois du Mouton de l’année du Singe, je me suis cru tiré d’affaire lorsqu’un magazine m’a demandé vingt pages, soit vingt mille yens payables à livraison, sur… Erasme et Calvin!? Le Japon est le pays des booms et se trouvait cet été-là en plein «culture-boom». Chaque jour de nouvelles revues se fondaient pour apporter au pays ce que l’étranger avait produit de plus rare, de plus subtil, de plus élaboré. Chaque jour, il en disparaissait autant, qui n’avaient pas dépassé le troisième numéro. Budgets trop minces, bureaux microscopiques, rédacteurs faméliques et charmants… et des ambitions sans limites. Dante, Balzac, Shakespeare? Archiconnu, tout ça! et bon pour ceux qui lisent dans le métro. Non: on voulait du ténu, de l’érudit, du mince: Senancour plutôt que Rousseau, Buxtehude plutôt que Bach. Erasme et Calvin, donc. Heureusement qu’à Tokyo il y a des bibliothèques, où j’employai mes derniers sous à relever sur ces deux personnages des opinions plus autorisées que la mienne. Quand je suis allé livrer mon article – une heure à pied – dans une ruelle du quartier de Kanda, j’ai trouvé la rédaction en faillite, le bureau fermé, le directeur absent. En fin d’après-midi j’ai remis la main sur lui: il s’était déjà fait embaucher comme polygraphe dans un ero-zashi (magazine érotique). Il a aussitôt décroché sa veste et m’a emmené au café. Je lui ai mis mon texte sous le nez: «Qu’est-ce que je vais faire avec Calvin? Je ne peux pourtant pas le manger! Et je n’ai plus un yen.» Il s’est caressé un instant le menton, les yeux fermés en murmurant komatta koto naa (une chose dont j’ai à rougir), puis m’a suggéré d’en extraire deux ou trois pages – «en changeant le genre, vous savez: les bains, les femmes… comme Brantôme, quoi!» – qu’il proposerait à son nouveau patron. Mais je ne me sentais plus le courage de tirer, même Erasme, vers la lubricité. Surtout, il faisait trop chaud. L’esprit vidé par l’été, on se dévisageait par-dessus un hamburger-steak qui devait être le dernier de longtemps.
Pourquoi ne pas faire dormir un peu vos troupes qui viennent de passer trois jours sans sommeil? demandait un journaliste américain à un officier japonais de la campagne de Chine. Il s’entendit répondre: Mais c’est que mes soldats savent très bien dormir, c’est le contraire qu’ils doivent apprendre.
Je commençais à savoir manger à la japonaise, il m’a donc fallu apprendre à ne plus manger du tout. Dans les deux mois qui ont suivi la guerre, quand on prenait d’assaut les trains vers la campagne pour aller échanger les dernières reliques familiales contre deux navets ou trois œufs, tous mes voisins d’Araki-Cho ont dû passer par là. Un apprentissage complète d’ailleurs heureusement l’autre et, pour le voyageur, c’est le meilleur moyen de vaincre les dernières réticences qu’inspire une cuisine étrangère. Au bout d’une semaine de diète, les fumets et saveurs qui me paraissaient suspects il n’y a pas si longtemps encore me vont droit à l’estomac. Sitôt qu’il en sera de nouveau question, je mangerai de tout: du daïcon, du renkon, gros navets jaunes obscènes au goût fort et suri que l’on fait macérer dans de la saumure, du bouillon d’algue, de la limule crue (tabiebi) débitée en rondelles, de ces gros coquillages noirâtres (sasae) dont le saké n’enlève pas l’amertume, même le misoshiro, la soupe aux fèves rouges du petit-déjeuner dont le fumet aigre et brûlé m’a si souvent soulevé le cœur, je l’aime à distance. Je suis acclimaté.