«Pendant que des milliers de soldats s’entretuent en Europe, les dirigeants de leurs banques centrales négocient en douce dans une forteresse helvétique», écrit Christian Campiche dans son roman Montbovon. C’est en effet à Château-d’Oex, petit village des Alpes vaudoises, que la Banque des règlements internationaux (BRI) déplace son siège bâlois durant la Seconde Guerre mondiale. Et se met à l’abri d’une éventuelle invasion de la Suisse par les nazis. Le Haut-Intyamon devient alors temporairement la plaque tournante du commerce mondial de l’or. La BRI se serait-elle mise alors au service de l’ennemi allemand? C’est ce que laisse entendre l’auteur, et c’est là que l’histoire devient croustillante. Le journaliste Christian Campiche revient sur ce pan méconnu de l’histoire suisse.
Pourquoi avoir fait le choix d’un roman historique basé sur la période de la Seconde Guerre mondiale, un thème déjà plus qu’exploité? Comment l’idée a-t-elle germé?
Tout est parti d’une intuition. Je prends souvent ce qu’on appelait autrefois le «Montreux–Oberland bernois», ce petit train qui part donc de Montreux pour aller vers Gstaad. Je m’arrête régulièrement à Montbovon. Je connais bien la région de Château-d’Oex où nous avons un pied-à-terre familial. A Montbovon, par un jour de pluie froide et de brouillard, j’ai eu un serrement de cœur en me mettant dans la peau d’un soldat prisonnier qui serait passé par là à une époque donnée. Montbovon a toujours été le titre de travail et est resté le titre définitif. Je me suis lancé le défi d’écrire à la fois sur une région dont on parle peu – je ne crois pas qu’il y ait beaucoup de romans dont la trame se déroule principalement en Gruyère – et sur un évènement de l’histoire suisse qui a fini par passer à la trappe.
Dans votre roman, vous parlez donc de la Banque des règlements internationaux, la plus ancienne institution financière internationale qui, durant la Guerre mondiale, s’installe dans le Pays-d’Enhaut. Pour quelles raisons?
C’est un choix stratégique de sa part. La Banque des règlements internationaux était originellement située à Bâle, à deux pas des mitrailleuses allemandes. Dès 1939, jours de la guerre, elle se replie dans le Pays-d’Enhaut. Elle établit ses quartiers à Château-d’Oex, au cœur même du Réduit alpin, sous la protection de l’armée suisse. Le tenancier de cette magnifique bâtisse était à l’époque un Américain plutôt pro-nazi.
Durant plusieurs mois, des centaines d’employés de la BRI logent ainsi à Château-d’Oex et se rassemblent occasionnellement au Château de Rougemont. Que se passe-t-il alors dans le château?
Des réunions de banquiers centraux représentant l’ensemble des grands pays belligérants, y compris l’Allemagne. Les séances sont présidées par l’Américain Thomas H. McKittrik. Toutes ces personnalités d’une importance notable se rencontrent, à l’époque, dans le Pays-d’Enhaut.
Vous décrivez les activités de la BRI de manière satirique: «Pendant que les soldats s’entretuent, des émissaires des pays belligérants se tartinent des toasts au saumon et trinquent à la santé de la finance internationale.» Quel était à l’époque le rôle de cette institution d’envergure?
A l’origine, le rôle de la Banque des règlements internationaux consistait à organiser les réparations de guerre versées par l’Allemagne au lendemain de la Première Guerre mondiale. Avec le temps, cette raison d’être a disparu et la BRI s’est muée en gardienne du commerce de l’or. Ce qui fait que le Pays-d’Enhaut était également un lieu central où s’organisait la circulation de l’or mondial. Les caves voûtées du Château de Rougemont, que j’ai d’ailleurs eu la chance de visiter, étaient ainsi remplies de lingots. Bien qu’il n’existe aucune preuve formelle, certains indices laissent à penser que de l’or était également entreposé à Gstaad, sous le Palace.
Comment expliquer que ces évènements soient restés dans l’ombre de la grande histoire de la Seconde Guerre mondiale?
Les données disponibles se limitent au minimum. Seul Marc-André Charguéraud a publié en 2004 un livre qui traite de cet épisode, Le banquier américain d’Hitler. A part ça, il n’existe pratiquement aucune information à ce sujet, et encore moins de documents officiels. La BRI s’est établie quelques mois dans le Pays-d’Enhaut et des émissaires des banques centrales ont, de toute évidence, continué à négocier dans la région.
Les habitants du Haut-Intyamon ne sont donc pas au courant de ce qui s’est joué dans leur vallée…
Dans la région, les gens n’en savent rien du tout ou alors ne veulent pas en parler. La plupart des informations, je les ai obtenues par déduction, à la suite de nombreuses recherches. Je me suis également retrouvé face à des échos qui se sont avérés difficiles à confirmer. C’est là que le roman trouve sa force, puisque cette forme m’a permis de faire preuve d’imagination dans la narration d’un épisode relativement trouble de l’Histoire. J’aurais difficilement pu écrire la même chose dans un article de journal.
Serait-ce pour cette raison que la Suisse n’a pas été envahie? Une explication qui entacherait sa sacro-sainte neutralité.
Bien sûr. Je laisse cependant ce point-là à l’esprit de déduction du lecteur.
Vous faites référence aux camps d’internement de Büren (Berne) et de Wauwilermoos (Lucerne). Peut-on dire que la Suisse a, elle aussi, vécu son expérience concentrationnaire?
Je ne pense pas que le mot «concentrationnaire» soit exagéré pour parler de la Suisse. Ce n’est d’ailleurs pas moi qui l’ai inventé. Le camp de Büren comptait à l’époque, environ 3’500 internés. Un menhir y a depuis été érigé en signe de regret. Le terme figure sur le monument. Les gens ne s’y promènent pas tous les jours et cette histoire n’est pas relatée quotidiennement dans les journaux. Je ne pense pas que ce soit un motif de fierté particulière, mais ça a existé.