Ce mercredi 6 janvier 2016 avant neuf heures, ils font déjà la queue. Dans la journée, environ trois mille personnes vont s’arracher les 887 chaises, 313 tables, 480 luminaires, 830 cendriers du grand café qui aurait dû célébrer ses cent ans d’existence cette année. Plus la légendaire horloge du Freeport qui avançait (exprès) de cinq minutes, les piles de nappes en tissu, des fours à gaz, un pressoir de 1876, un piano droit, des casseroles à moules, les podiums de la Salle des Cantons qui ont vu défiler tant de politiciens, bonimenteurs, évangélistes…
Un véritable inventaire à la Prévert. Un septuagénaire songeur observe la cohue des chasseurs de bonnes affaires: «Tout ce qui sort, c’est le restaurant qui explose. Je m’en remettrai, mais cet établissement était unique.» Ses mains n’enserrent qu’une petite salière, achetée «comme souvenir».
Les objets ont-ils une âme? Les salles ont-elles une âme? La gauche lausannoise le pense puisqu’en 2008, apprenant que l’aile ouest de la gare allait être rénovée, elle lançait une pétition pour défendre les «lieux de parole et de rencontre face à la marchandisation». Après avoir récolté 1’400 signatures, elle a réussi à en sauver trois petits.
Etrangement, la même gauche est restée muette quand, début 2015, un entrefilet de 24 Heures a annoncé que la fermeture du Buffet, pour deux ans de travaux, entraînerait le licenciement de ses 84 collaborateurs. Les défenseurs de la veuve et de l’orphelin n’ont pas eu un mot pour saluer ces travailleurs, étrangers pour la plupart, qui leur apportaient les bouteilles d’Henniez sur les nappes vertes autour desquelles eux-mêmes redessinaient un monde supposé meilleur.
Leurs visages, pourtant, auraient dû leur être familiers. Celui de Marie-Thérèse par exemple, qui s’occupait justement des salles de réunion depuis… 45 ans. Vous avez bien lu: en quarante-cinq ans de service, elle a connu quatre générations de patrons, des Péclard à Carlo de Mercurio, en passant par Eugène Chollet et Alexandre Scheuchzer.