A chaque fois que la petite porte vitrée du cemevi s’entrouvre, un frisson parcourt la foule. Chacun retient son souffle et ses larmes. Un cordon de sympathisants d’extrême gauche, brassard rouge au bras, cherche à se frayer un passage vers la rue à travers l’imposant cortège rassemblé un dimanche de novembre devant le lieu de culte de la communauté alévi (branche du chiisme) du district de Gaziosmanpaşa. Soudain, le cercueil d’Aziz Güler apparaît au grand jour. Les acclamations se mêlent aux lourds sanglots, le soulagement au chagrin.
Cela faisait deux mois que la famille et les proches de ce jeune kurde de 27 ans attendaient que sa dépouille revienne ici, chez lui, dans cette banlieue «rouge» d’Istanbul. L’étudiant et leader syndical était parti combattre Daech en Syrie. Il avait pris la tête d’un bataillon internationaliste de libération (BÖG) constitué de militants socialistes de Turquie, aux côtés des Unités de protection du peuple, les YPG kurdes. Il est mort le 21 septembre dans l’explosion d’une mine, lors d’une opération dans la région de Raqqa, «capitale» de l’Etat islamiste sur le sol syrien.
Mais après sa mort, un second combat encore plus douloureux attendait sa famille: Ankara a refusé l’accès du territoire au cadavre de ce citoyen turc. Pour l’Etat, le Parti de l’union démocratique (PYD) et leur branche armée, les YPG, ne sont que l’émanation syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan, le PKK, l’ennemi juré de la Turquie depuis près de 40 ans. Combattre à leurs côtés, c’est trahir la République. Point de salut ni de funérailles pour ceux qui embrassent le terrorisme kurde, ont décrété les autorités turques.
«Nous avons dû attendre deux mois pour ramener le corps d’Aziz à la maison, explique son frère aîné Ersin, 31 ans, avant de tourner son regard vers son père. Il a veillé quasiment tout ce temps aux côtés de sa dépouille, dans un hôpital du Rojava au Kurdistan syrien.»
La lutte a été longue pour cette famille modeste, originaire du sud-est du pays, région à majorité kurde: «Cinquant-sept jours qui m’ont semblé être une année», souffle Mehmet Güler, à bout. Recours en justice auprès des autorités locales, devant la Cour constitutionnelle turque et même la Cour européenne des droits de l’homme. Face à la pression populaire grandissante, l’AKP, le parti au pouvoir en Turquie, a fini par lâcher prise et le jeudi 19 novembre, le cercueil a finalement franchi la frontière.
Ce dimanche, le Lodos, ce vent poussiéreux venu du sud, balaie le cimetière de Gaziosmanpaşa et fait claquer la marée de drapeaux rouges réunis autour de la tombe. Partout, des portraits d’Aziz, visage souriant, marqués de l’inscription: «Il vivra à jamais». Les visages et les regards sont figés. «Erdogan, assassin!» clament certains militants de gauche, dénonçant le trouble jeu du Président turc, régulièrement accusé d’avoir fermé les yeux, voire favorisé, l’essor de l’Etat islamique en Syrie pour servir ses propres intérêts stratégiques et économiques.
Enveloppé dans un linceul blanc, le corps est sorti du cercueil pour être inhumé. L’odeur du cadavre en putréfaction est à la limite du supportable. L’émotion étreint la foule rassemblée. «Je ne sens plus mes jambes, je suis épuisé, mais tellement soulagé de le voir ici, confie Yusef, ancien colocataire d’Aziz lors de leurs études de sciences politiques à l’université. Il faut être conscient que toutes les familles de combattants tombés au front n’ont pas eu cette « chance »»
«Entre les mois de juin et de juillet, le Premier ministre turc, Ahmed Davutoglu, a personnellement décrété qu’aucun cercueil de combattants ne devait franchir la frontière», précise, dépité, le frère aîné d’Aziz, entre deux messages de réconfort susurrés à son oreille par des proches.
Ainsi, pendant d’interminables semaines, des dizaines de cercueils ont été bloqués, stockés dans des camions frigorifiques, en l’attente d’un consentement que jamais Ankara n’a daigné octroyer.
Un embargo funéraire qui s’explique, selon les proches du combattant, par l’hostilité du pouvoir turc envers les Kurdes et les sympathisants d’extrême gauche qui partent lutter pour l’émancipation du Rojava (ils seraient déjà plus de 8’000, âgés de 25 ans en moyenne).
De précieux renforts pour des YPG qui enchaînent les victoires face à l’Etat islamique. Désormais, les forces kurdes – avec l’accord tacite du régime de Bachar el-Assad – contrôlent une large bande territoriale de plusieurs centaines de kilomètres, le long de la frontière turque, au grand dam d’Ankara.
Les frontières ont donc été fermées, rappelle Ersin Güler, «pour empêcher les combattants de rejoindre la Syrie, mais aussi pour faire pression sur leurs familles, en leur envoyant un message clair: si votre enfant part, il n’y aura pas de retour possible. Le pouvoir pense également que les funérailles sont exploitées par le mouvement kurde comme un outil de propagande.»
Et Yusuf, submergé par la tristesse et la colère, de renchérir: «C’est évident. Après ces funérailles, d’autres vont décider de rejoindre le Rojava.» Et tous sont conscients qu’ils ne reverront peut-être jamais le sol turc.
A un millier de kilomètres de là, à Derik, une ville kurde de 60’000 habitants, à quelques encablures seulement de la frontière syrienne, Mehmet Serif Kiran cherche à faire resurgir des noms de sa mémoire. Devant cet ancien instituteur et président du DBP, parti prokurde local, une simple feuille de papier sur laquelle il dresse méticuleusement la liste des morts: «Ce sont les quatre corps qu’on n’a pas pu récupérer». Et de rappeler qu’à Derik, «deux cents personnes sont parties combattre en Rojava; vingt y ont perdu la vie.
Erdogan et l’AKP ont peur de ces cercueils. Quand on ramène un corps, les gens réalisent ce qui se passe vraiment en Syrie». Kiran le militant est en colère, il veut dénoncer le stratagème morbide du pouvoir turc: «Ce qu’ils n’ont pas compris, c’est qu’en faisant cela, ils font souffrir davantage les gens et chez les Kurdes, ça ne fait que renforcer leur motivation, leur esprit de résistance. Quand l’un de ces jeunes meurt en Rojava, un autre prend sa place, c’est automatique.»
Avant de quitter les locaux du parti, il jette un dernier regard au mur des martyrs de la ville: des dizaines de portraits d’habitants de la ville tués depuis le début du conflit dans le sud-est entre le PKK et l’armée turque. «Plus de trois cents», fulmine-t-il.
Dehors, le vent mord les visages et s’engouffre dans les ruelles de la ville. Mehmet Serif Kiran emmitoufle ses cheveux blancs dans son écharpe et tente de réchauffer ses doigts en allumant une nouvelle cigarette. La traversée de Derik s’apparente à un chemin de croix. L’un après l’autre, les habitants l’interpellent. La ville sort tout juste de huit jours de couvre-feu et les forces de sécurité turques n’ont pas épargné les habitations qui portent les stigmates des combats.
L’homme parvient à se faufiler à l’intérieur d’une maison, sur les hauteurs. Une famille est rassemblée là, dans la cour baignée de soleil. Dans leurs mains, les portraits d’une jeune femme souriante: «Elle s’appelait Gülsa Durgut, elle avait 20 ans», déclare son père. Connue sous le nom de code de Ronahi Gap, la jeune femme a quitté en secret il y a deux ans ses 19 frères et sœurs pour rejoindre les combattants des YPG. Elle n’avait jamais été à l’école et vivait chez ses parents, mais elle voulait «renverser le modèle patriarcal», se rappellent ses proches. Elle est morte en février 2015, lors de durs affrontements contre Daech, dans la ville d’Hassaké (nord-est de la Syrie).
«On ne sait rien de plus: rien sur son rang au sein des YPG, ni où elle combattait précisément, ni même les circonstances de sa mort», se désole son père. Au sein des YPG, l’omerta fait loi. Pour «préserver» les familles, affirment-ils. «J’ai appris la nouvelle à la télé, reprend le patriarche. C’est comme perdre une partie de moi-même, de mon âme. Et la peine ne fait que croître quand on réalise que jamais son corps ne nous sera rendu.»
Malgré plusieurs mois d’attente, habitée d’espoirs puis de doutes, la famille Durgut a dû se rendre à l’évidence: «On nous a communiqué il y a trois mois qu’il était impossible de rapatrier le cercueil et que ma fille avait été enterrée en Syrie».
Un poids de plus à ajouter à la tristesse des parents et un aveu d’échec pour les hommes et les femmes de Meya-Der, l’organisation qui, depuis 2008, s’est donnée pour tâche d’accompagner les familles de combattants kurdes tombés au front. «On s’occupe de prendre contact avec elles, de les assister pour toutes les démarches hospitalières et administratives, de rassembler aussi des financements pour les funérailles (plus de 3’200 francs en moyenne) et de prendre également en charge l’accueil des invités lors des obsèques», explique Feyat, secrétaire de la branche de Mardin (ville du sud-est de la Turquie). Avec l’aide des partis locaux, Meya-Der fournit également des emplois aux familles les plus démunies.
Une mission maintenant quasi révolue: «Nous avons compris depuis août que le gouvernement ne transigerait pas et qu’on ne pourrait plus faire franchir la frontière aux dépouilles.» Terminé aussi le subterfuge par l’Irak, où Meya-Der faisait transiter des cercueils de combattants YPG.
Ils passaient par la région autonome kurde, au nord du pays, jusqu’au poste-frontière turc d’Ibrahim Khalil, en s’appuyant sur les excellentes relations nouées entre Ankara et le gouvernement local, le KRG. «Là aussi, en août, le gouvernement turc y a mis fin en faisant pression sur Erbil, regrette Feyat, déplorant au passage que la diplomatie et les enjeux stratégiques aient pris le pas sur la fraternité kurde. Il n’était dès lors plus possible de conserver les corps dans les morgues en Syrie, faute de place, mais aussi pour des questions sanitaires. Il était urgent de les enterrer.» En tout, plus d’une centaine de corps, comme celui de Gülsa Durgut, auraient été inhumés de l’autre côté de la frontière.
«Le Rojava reste une terre kurde. Mon fils n’est pas enterré hors de chez lui», tente de se consoler le père de Sadettin Özbahçeci, fauché en Syrie à seulement 19 printemps. Son portrait trône sur le mur sobre du salon de cette petite bicoque kurde, aux côtés d’Ali, premier imam du chiisme. Un grand gaillard aux yeux clairs, la mâchoire prononcée, comme sa mère et ses deux sœurs, réunies dans la pièce.
«On a appris son engagement là-bas en même temps que sa mort», témoignent ses parents. C’était le quatrième membre de la famille à faire ce choix. Au combat, il se faisait appeler Merwan Derik, «l’humanitaire de Derik», précise sa mère, tout en réajustant les fines dentelles de son voile blanc. Un combattant qui n’en restait pas moins un enfant. «Avant de partir, il m’a confié ses chaussettes de foot pour éviter que son frère ne les lui emprunte», se remémore-t-elle en pointant du menton la photo du jeune homme en maillot de foot local.
Pour ce couple très modeste, qui survit à coup de petits boulots journaliers, la bataille des Güler pour ramener une dépouille semble hors de propos. Leur seul espoir reposait sur les membres de Meya-Der. «Ils nous ont dit qu’on ne pouvait pas le faire venir dans le village». La bataille s’arrête ici, place au deuil. «J’ai pu voir ses funérailles à la télévision», se réconforte le père, s’essuyant les yeux dans l’intérieur de sa veste. «Je me suis senti un peu mieux en le voyant entouré», confie l’homme en cherchant du regard l’approbation des siens.
Impensable pour Enver Zafir: «Si nous n’avions pas pu ramener le corps de mon fils, on aurait passé notre temps à le croire encore en vie. Mais grâce à Dieu, nous avons pu le toucher et le voir de nos propres yeux avant de l’enterrer. C’était très important.»
Algan Zafir, 24 ans, était ingénieur informatique à Ankara. «Un jeune homme de caractère», soulignent ses proches, évoquant notamment – mais sans en être absolument certains – son engagement dans l’occupation du parc Gezi d’Istanbul en 2013. Puis Algan Zafir s’est radicalisé, est devenu Oguz Saruhan pour ses camarades du MLKP, le parti marxiste léniniste de Turquie, classé groupe terroriste par Ankara. Il n’aura combattu que 24 jours aux côtés des YPG en Syrie, avant de tomber lors de la reconquête de la colline de Misternur, à Kobané, le 30 janvier 2015.
Autour de la ferme des Zafir, isolée dans la vaste plaine fertile de Mésopotamie, les paysans brûlent les champs avant le début de l’hiver. Il faut se presser, car ici la tombée de la nuit est brutale. Dans le salon, l’électricité s’est interrompue. Qu’importe, la famille d’Algan continue de se confier, plus à l’aise dans la pénombre: «Meya-Der et le parti (BDP, ndlr) nous ont aidés à récupérer le corps à Kobané et ils ont pris en charge les funérailles», rappelle Enver, remerciant du regard ses convives du jour.
La lumière revient subitement. La mère et la sœur d’Algan ont profité de l’obscurité pour s’éclipser de la pièce. Reste le père, assis seul au milieu du salon, les yeux emplis de larmes qu’il s’empresse de sécher pour n’afficher qu’un simple sourire. «Cela fera bientôt un an que mon fils est mort», soupire-t-il.
Le souvenir de ses funérailles dans le village est toujours intact. «20’000 personnes sont venues de tout le sud-est pour lui rendre hommage. J’étais très surpris et très honoré de voir tant de monde. J’ai pu enfin apprendre quel genre d’homme Algan était sur le front, son courage, sa bonté. Il vivra désormais à travers tous ces gens», confie Enver. Et de se consoler avec pudeur: «Trois nouveau-nés portent désormais son nom dans la région.»
A l’écoute de ces mots, le visage de Mehmet Serif Kiran, assis aux côtés du père, s’adoucit un peu. Bien souvent, c’est à lui qu’incombe la lourde tâche d’annoncer aux parents la mort de leur enfant tombé au combat et enterré, parfois dans l’anonymat, au Rojava.
Cette figure politique locale, ancien instituteur, avoue son impuissance à freiner l’ardeur de ces jeunes qui partent prendre les armes: «La plupart d’entre eux avaient un travail ou allaient à l’université, mais ils ont fait le choix d’aller se battre pour leur peuple. Il n’y a rien à faire pour les en dissuader. Et il est vrai que si tu combats pour l’honneur et la liberté du peuple kurde, alors tu es un Sehid Namirin, un martyr qui vivra éternellement.»