Fabrizio Calvi n’était pas un ami. Plus exactement, il n’était pas mon ami quand j’ai commencé ce métier en 1974. Certes, au moment où il était à Libération, je le côtoyais et je buvais des coups avec lui et d’autres au bistrot du coin. Mais le photoreporter que j’étais n’avait pas encore le goût de l’investigation. Ce n’est que quelques années plus tard, alors qu’il travaillait pour Le Matin de Paris, que nous nous sommes rapprochés sur des thématiques de recherches communes. Je n’avais pas encore tout à fait quitté le photojournalisme, mais je commençais déjà à réaliser des enquêtes.
Tout est parti de la révolution des œillets. Un collègue de Fabrizio à Libé, Frédéric Laurent, enquêtait sur les ramifications internationales de la police politique portugaise d’avant la révolution, la PIDE. Avec l’aide de trois journalistes italiens, Frédéric a mis au jour une officine d’extrême-droite camouflée derrière une agence de presse bidon, Aginter Press, active également en Italie à travers des groupes terroristes néofascistes, auteurs d’attentats meurtriers qui ont fait des dizaines de morts et des centaines de blessés dans les années 70. La plus grande vague de violence en Europe depuis celle de l’OAS à la fin de la guerre d’Algérie. Et surtout, des complots cherchant à déstabiliser le régime italien et à légitimer le coup d’Etat, selon ce que l’on a appelé la «Stratégie de la Tension». Fabrizio et Frédéric ont collaboré des années sur ce sujet. Tout cela excitait le petit milieu des journalistes de gauche. J’en étais aussi. Progressivement s’est constituée une petite communauté de journalistes spécialisés sur le terrorisme, l’extrême-droite, la mafia… sur tout ce qui, de près ou de loin, semblait mystérieux et lié à des services de renseignement, des officines, des entreprises privées ou publiques, des trafics en tous genres. Walter de Bock, mon mentor, mon maître en journalisme d’investigation, mon meilleur ami, était, sans doute, le plus grand journaliste d’enquête de ces années-là. Ce Belge, flamand de naissance et européen de cœur, nous fédérait. L’une des bases de ce métier, disait-il, est de se constituer un réseau de collègues, fondé sur la confiance et l’échange. Echange d’informations, mais aussi confrontation d’idées. Devenu journaliste de télé, j’enquêtais, au début des années 80, sur un trafic d’armes dont le spécialiste se trouvait être Fabrizio. Nous avons commencé à partager des documents, des informations, des idées. Et, au fur et à mesure, notre petit cercle s’est agrandi. En Belgique, je traquais les «tueurs fous du Brabant-Wallon», une bande terroriste dont on ne sait toujours pas s’ils étaient fascistes, agents provocateurs ou simples bandits. Evidemment, avec Walter. Fabrizio, lui, avait interviewé pour un documentaire des anciens des services spéciaux pendant la Seconde Guerre mondiale, devenus des chefs des services de renseignement ou des militaires de haut rang. Grâce à ses contacts, j’ai réalisé deux entretiens exclusifs de l’ancien sous-directeur de la CIA pour l’Amérique latine et de l’un des responsables des opérations secrètes en Amérique centrale sous Reagan.
Un jour, Walter m’appelle et me demande de le rejoindre à Stockholm. Stieg Larsson, célèbre auteur du best-seller Millenium, l’avait prévenu d’une affaire soulevée par la douane suédoise: une société d’armement avait apparemment monté un cartel international pour vendre clandestinement ses produits à l’Irak et l’Iran, alors sous embargo, et fixer les prix du marché. Nos premières réunions ont eu lieu en Suède, les suivantes à Bruxelles, car il y en a eu beaucoup d’autres. Il s’avéra, en effet, que des entreprises de nombreux pays étaient impliquées. Pour enquêter à l’international, il fallait bâtir un groupe de journalistes international. Une sorte de Wikileaks avant l’heure. Depuis Bruxelles, Stockholm et Paris, nous avons travaillé plus d’une année, de réunions formelles en réunions informelles, et sorti tous ensemble, dans plusieurs pays européens, l’affaire des ventes d’armes clandestines à l’Iran et l’Irak, rebaptisée «Eurogate». Par la suite, et pendant longtemps, Frédéric, Fabrizio, Walter, moi-même et quelques autres avons chassé les réseaux terroristes d’extrême-droite en Allemagne, en Italie, en Belgique, aux Etats-Unis ou en Amérique centrale. Une sorte de traque multinationale qui allait nous faire collaborer avec de nombreux collègues dans de nombreux pays. On ne se voyait pas souvent avec Fabrizio, mais nous étions toujours disponibles pour de longues conversations au téléphone. J’allais régulièrement dans son appartement parisien entre Bastille et République. Un rez-de-chaussée, sombre, enseveli sous les papiers, une bibliothèque énorme, des disques et un peu de place pour s’assoir. Nous discutions sans fin et souvent sans but de nos sujets respectifs en prenant des nouvelles des autres. Des échanges altruistes, certes, mais intéressés, car ils multipliaient notre efficacité. Comme beaucoup d’entre nous, Fabrizio s’était mué en historien. Sa spécialité: les archives américaines. Ce n’était pas la mienne, moi qui fouillais les archives françaises. Alors, on se passait des informations. Un jour qu’il écrivait sur le pillage des nazis pendant la guerre, je lui ai fourni plusieurs dizaines de documents utiles que j’avais récoltés pour mon livre sur Monaco sous l’occupation. Je me rappelle aussi cet autre jour où Fabrizio m’a appelé pour me demander mon aide. Avec Frank Garbely, un collègue suisse membre de notre petit groupe, ils avaient réalisé un film d’enquête sur l’argent nazi exporté après-guerre vers le Liechtenstein pour Arte. Mais la chaîne désavouait le film et une confrontation entre Fabrizio, Frank, Jean-Michel Meurice, leur réalisateur, et Arte était prévue à la SCAM, notre société d’auteurs. J’y ai donc fait une intervention pour défendre mes collègues et amis en mettant Arte devant la contradiction de diffuser un documentaire contenant des éléments identiques à ceux qu’ils contestaient dans leur film. Le temps passant, certains sont morts comme Walter de Bock, Pierre Péan ou d’autres, et maintenant Fabrizio. Pour ceux qui restent, il est de plus en plus difficile d’entretenir ces liens qui nous unissaient. Reste l’amitié… Nous étions collègues, nous étions amis.
Pierre Abramovici Journaliste, grand reporter, documentariste et historien