En matière d’émancipation féminine, l’Angleterre allait moins vite que la musique. Contrairement à ce qui se passait depuis des décennies dans les pays germanophones et tendait à évoluer en Amérique et en France, le royaume victorien, engoncé dans ses corsets moraux, n’était pas une terre rêvée pour les violonistes professionnelles. Comme s’il s’habillait aussi des voiles noirs qu’arborait obstinément sa souveraine, le rigorisme des mœurs y prévalait. Il était grossier et immodeste qu’une femme instrumentiste apparaisse sur scène à fortiori si elle était rémunérée, d’abord parce qu’elle s’offrait ainsi à la convoitise et aux yeux masculins, ensuite parce que le fait qu’elle soit payée tendait à l’assimiler à une créature de mauvaise vie. Et on n’hésitait pas à comparer les courbes du violon à ceux de la silhouette d’une femme. A l’image de ce qui se passait dans les foyers, où Monsieur devait dominer Madame, cet instrument aux contours lascifs et évocateurs exigeait selon les Britanniques une présence masculine pour être contenu et apprivoisé. Etre violoniste quand on était femme était par conséquent considéré comme un péché de suffisance ou le signe d’un lesbianisme qui ne disait pas son nom. Dans la revue Athenaeum, le critique littéraire et musical Henry Fothergill Chorley tempêtait contre «le beau sexe qui empiète sur tous les privilèges des hommes».
Dans ce contexte, Wilma Neruda avait dû livrer une rude lutte contre les esprits bornés lorsqu’elle était venue y donner des récitals deux ans plus tôt. Ce qui explique que la progressiste Lady Caroline Blanche Elizabeth Lindsay, sorte de femme-orchestre à elle toute seule car elle était mécène, poète, actrice de théâtre et musicienne, ait comparée Wilma à une version féminine du preux Saint Georges qui aurait réussi à terrasser de haute lutte le dragon des préjugés. Un contexte qui permet de mieux comprendre pourquoi il fallut patienter jusqu’en 1872 pour que Camille y soit conviée. Elle se produisit dans un premier temps au cœur de l’immense Crystal Palace, au tout début de l’année, lors d’un concert donné à la mémoire de Mendelssohn. La légende dit que sa musique aux inflexions séraphiques accéléra la guérison du prince de Galles, le futur Edouard VII, qui avait contracté la fièvre typhoïde quelques mois auparavant, peut-être dans l’un de ces lieux décadents qu’il fréquentait... La flamme des Anglais pour Camille fut à la hauteur de leur indifférence passée. A l’instar de la fameuse Wilma, d’abord regardée avec circonspection et désormais chérie au point qu’Arthur Conan Doyle, autre héros national, l’avait mentionnée dans son Etude en rouge, Camille eut droit à des louanges presque sans nuances, en dépit du niveau d’exigence du public britannique, nanti d’une «capacité d’absorption musicale gargantuesque» selon le dramaturge George Bernard Shaw et donc connaisseur en la matière... «Madame Camilla Urso a effectué une prestation remarquée sur le "Concert pour violon" de Mendelssohn. Le mouvement lent en particulier a été rendu avec une vérité d’expression qui a charmé tous les auditeurs, mais le dernier mouvement a été exécuté trop vite et a perdu en substance afin que la vitesse à laquelle il a été commencé puisse être maintenue. Madame Urso a été rappelée à l’unanimité à la fin du concerto et gratifiée d’applaudissements bien mérités» jaugeait The Musical Times le 1er juin 1872, après l’une des apparitions au Saint James’s Hall, sous la baguette de William Cusins, le maître de musique de la reine Victoria. Ironie du sort: on joua durant ce concert Jessonda de Louis Spohr, ce compositeur qui estimait inaudible le jeu des femmes violonistes car elles s’illustraient «par un mauvais maniement» de leur instrument et «abaissaient les normes d’interprétation». Mort en 1859, Spohr n’avait heureusement plus, du fond de sa sépulture de Kassel, voix au chapitre... Comme Albert Edward, son frère miraculé, Alfred de Saxe-Cobourg et Gotha, le fils cadet de Victoria, fut son spectateur. Il fit partie des pairs britanniques qui lui adressèrent leurs cartes de félicitations et la prièrent de considérer bientôt la possibilité de revenir en Angleterre. Le coup de foudre ne fut cependant pas réciproque. Des années plus tard, Camille avouera à l’un de ses amis australiens dans un courrier reproduit par le Daily Telegraph le 4 septembre 1895: «Vous pouvez être surpris d’apprendre que le public de Londres est une déception mais c’est la vérité. Je n’ai jamais entendu de ma vie une telle série de concerts atroces.» L’emballement qui se créa à ce moment-là autour de Wilma Neruda et de Camille délaça certaines entraves qui avaient si longtemps enserré les femmes musiciennes. Révisant l’idée selon laquelle seul serait décent pour elles le fait de s’adonner au piano, à la harpe et à la guitare, la Royal Academy of Music accueillit en 1872 sa première étudiante en violon, soixante-dix ans quand même après sa création. Si elle participait à sa façon à révolutionner la paradoxale société britannique qui avait son underground, le premier du monde, depuis 1863, mais considérait ses citoyennes comme la propriété des hommes, Camille faisait preuve également de plus en plus d’audace dans sa pratique artistique: elle ne se contentait plus d’être soliste, comme elle l’avait toujours été, mais s’aventurait aussi désormais dans la musique de chambre au sein de quatuors à cordes et de quintettes.
Après les brumes d’outre-Manche, elle retrouva les vents iodés de Boulogne-sur-Mer le temps des vacances d’été avant qu’une nouvelle tournée l’appelle sur le continent américain. Telle une joaillère qui aurait confectionné pierre après pierre, perle après perle, une parure d’apparat, Camille, métronome humain, y enchaînait les prestations invariablement saluées. Au début de l’automne, elle était à New York, le mois suivant au Canada et celui qui suivit en Louisiane. En novembre, Camille étrenna ainsi de ses trilles l’Exposition Hall à la Nouvelle-Orléans, immense temple de verre et d’acier tout juste sorti de terre. Sa venue réveilla la vie culturelle de cette ville qui gardait quelques stigmates de la guerre de Sécession: «Le succès remarquable des concerts de Camilla Urso, à l’Exposition Hall, prouve de façon concluante que le sentiment musical de la Nouvelle-Orléans, endormi depuis le retrait de l’Opéra français, peut être facilement réveillé» dit à son propos une chronique du New Orleans Republican le 29 novembre 1872. Camille l’ignorait certainement mais elle se trouva sur place au même moment qu’un autre Français promis à un grand destin et également avant-gardiste dans son art, le peintre Edgar Degas, venu rendre visite à la famille de sa mère, Célestine Musson, une Américaine créole. Il connut une frénésie créatrice à cette période, peignant vingt-quatre tableaux pendant les six mois de son séjour à la Nouvelle-Orléans. Sans cette activité débridée et s’il ne s’était pas voué à son amitié amoureuse avec sa belle-sœur Estelle, l’impressionniste aurait peut-être trouvé le temps d’aller écouter Camille. Et peut-être d’immortaliser sur sa toile son énigmatique présence. Boston fut la destination suivante de Camille. Elle n’y resta pas aussi brièvement que ses engagements artistiques ne le requéraient. Sitôt son dernier récital donné, elle fut contrainte, comme à Paris, de s’aliter pendant plusieurs semaines à cause d’une indisposition à l’origine mal expliquée. C’est le somptueux hôtel Saint James, sur Franklin Square, qui lui servit de maison de convalescence, un lieu qui avait certainement l’âme musicale puisqu’il allait accueillir en 1882 le Conservatoire de Nouvelle-Angleterre. Son organisme se montrait désormais plus réticent à assumer le rythme trépidant de ses tournées. Mais cette alerte sérieuse concernant sa santé n’arrêta que temporairement la course folle de Camille.