L’idée est séduisante, mais qui peut encore imaginer que la presse et les journalistes représentent un «quatrième pouvoir»? A vrai dire, cette formule attrayante n’est pas nouvelle. Son inventeur, Edmund Burke, homme politique et philosophe irlandais, évoqua, en 1787, un «quatrième état», en référence aux trois «états» de l’Ancien Régime (noblesse, clergé et tiers état). Au siècle suivant, Balzac avait perçu la nouvelle influence des journaux lorsqu’il écrivit, en 1840: «La presse est, en France, un quatrième pouvoir dans l’Etat. Elle attaque tout, et personne ne l’attaque.» Un propos qui, même à cette époque, aurait mérité d’être nuancé. Mais l’expression a vite traversé l’Atlantique, et s’est vue confortée en deux occasions. La première n’était qu’une rumeur: les journaux de William Randolph Hearst (célèbre magnat américain de la presse écrite, qui inspira à Orson Welles son personnage de Citizen Kane, nda) auraient entraîné les Etats-Unis dans une guerre contre l’«Empire espagnol», qui mena à la prise de Cuba, en 1898. La seconde représente un sommet dans l’histoire du journalisme moderne: c’est l’affaire du Watergate, en 1972, provoquant la démission, deux ans plus tard, du président Richard Nixon (enquête menée par Bob Woodward et Carl Bernstein dans le Washington Post, nda).
Mais, si alléchante que soit cette démonstration, le quatrième pouvoir n’existe pas. C’est un mythe, une jolie formule creuse. La presse n’a ni les moyens ni même l’ambition de l’incarner. En certains cas, plutôt rares, elle peut, à la limite, tenir le rôle d’un contre-pouvoir, protecteur de l’intérêt général et ultime recours des citoyens. Et Balzac, qui vantait jadis la puissance de la presse, fait dire à Félicien Vernou, le journaliste cynique et désabusé des Illusions perdues: «Nous sommes des marchands de phrases, et nous vivons de notre commerce.» La Constitution de la Ve République garantit «l’indépendance des médias» (dans son article 34: «La loi fixe les règles concernant: les droits civiques et les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques; la liberté, le pluralisme et l'indépendance des médias, nda»), mais cela ne garantit en rien la liberté des journalistes. Et, derrière ce prétendu «quatrième pouvoir», un autre se profile, incontestable: celui de l’argent et de la publicité. En matière de médias et de communication, les investisseurs ne sont jamais des mécènes. Serge Dassault ou François Pinault, Bernard Arnault, Vincent Bolloré, Arnaud Lagardère, Patrick Drahi, ou le trio Bergé-Niel-Pigasse, n’ont rien de bonnes fées au service de la vérité et de l’information. La presse libre et indépendante, dont les ressources proviennent uniquement de ses ventes, est chose rare. Et Le Canard y tient sa place depuis maintenant plus d’un siècle.