A travers la fenêtre du taxi, les docks saturés de conteneurs de toutes les couleurs du port de Hambourg se succèdent à perte de vue. Le trajet n'en finit pas. Et j'en suis à me demander pourquoi j'ai décidé, quatre mois plus tôt, d'entreprendre ce voyage quand, soudain, le chauffeur, jusque-là silencieux, claironne: «Burchardkai Terminal.» Un vent glacial me gifle le visage alors que je me présente devant l'entrée et passe un sas qui scanne au moyen de lampes aveuglantes chaque camion qui entre et qui sort. Leur va-et-vient et le charivari stridulant des grues et des portiques qui gesticulent au-dessus de ma tête me donnent le tournis. Je zigzague jusqu'à l’office, un baraquement de tôle sommaire au néon blafard où je dois m'enregistrer. Dans le calme relatif de la guérite, je m'annonce à l'armoire à glace derrière le comptoir qui sort un dossier sur lequel est surligné le mot «photographer». Son regard planté dans le mien, l'homme bourru en veste orange m'assène d'un ton sec: «Pas de photo dans l'enceinte du terminal, nous ne plaisantons pas avec la sécurité.» Je réalise sur le coup que je ne pourrai photographier le monstre dans son entier.
Les formalités réglées, je grimpe dans un minibus qui me dépose devant l’Amerigo Vespucci, l'un des plus gros porte-conteneurs du monde. Du nom du commerçant et navigateur florentin au service du royaume du Portugal et de la couronne de Castille au XVe siècle, ce géant des mers de plus de 155'000 tonnes et de 365 mètres de long construit en Corée du Sud et navigant sous pavillon français a été mis à l'eau en 2010. J’éprouve un léger frisson rien qu’en levant la tête en direction de son garde-corps. Pour l'atteindre, je dois emprunter un escalier en fer aux marches étroites et à peine plus larges que mon bassin qui court à flanc de coque. Je vacille sous le poids de mon gros sac. Vingt mètres plus haut, j'ai les jambes en coton; un officier philippin fluet en chemise-cravate confisque mon passeport et, tout en me jaugeant d'un air sceptique par-dessus ses lunettes piquetées de gouttes d'eau, baragouine dans un anglais très approximatif: «Vous pourrez le récupérer quand vous débarquerez.» Sans autre formalité, l'anonyme marin me conduit à l'une des six cabines VIP du château, sorte de tour dépassant la coque qui abrite les couchages de l'équipage, la cuisine, le réfectoire des officiers et celui des marins. Moquette, lit double, coin salon et salle de bain privée avec vue panoramique sur la mer, le grand luxe comparativement à mon Airbnb de Hambourg où j'ai séjourné les jours précédents! Bien sûr ce tourisme en mer a un prix, 800 euros (un peu plus de 900 francs) nourri et logé pour un aller simple de six jours jusqu'au Havre. Mais, à cet instant, je ne le regrette pas.
Hambourg, Rotterdam, Anvers, Le Havre, me voilà parti pour l'une des routes maritimes les plus denses de la planète: la «tournée européenne», comme on dit dans le jargon de la marine marchande. Un port par jour; six jours en tout avec les déchargements, à une cadence effrénée, mondialisation oblige. Depuis la passerelle de navigation de l'Amerigo Vespucci, une superstructure au dernier étage du château où s'exerce le commandement du navire à plus de 30 mètres au-dessus de l'eau, j'observe fasciné le ballet des portiques mobiles qui chargent et déchargent les conteneurs, des camions, des chariots élévateurs et des hommes qui s'agitent telles des fourmis dans un brouhaha infernal parfaitement coordonné. Tout me semble trop grand et, en même temps, tout petit. Je peine à imaginer qu’en quittant Le Havre, le cargo bleu roi sera à vide pour être rempli au maximum de sa capacité à Malte avant d'entreprendre son périple vers la Chine. Propriété de l'armateur français CMA-CGM (Compagnie maritime d'affrètement-Compagnie générale maritime), troisième transporteur maritime au monde après le Suisse MSC et le Danois Maersk, l'Amerigo Vespucci peut accueillir 14'000 conteneurs marchandises de toutes sortes - allant de la nourriture, réfrigérée ou non, aux ordinateurs, en passant par le gaz et les matières dangereuses - soit le volume nécessaire pour déménager le contenu d'un million de petites maisons.
A la manœuvre en ce jour de départ, un pilote allemand, jumelles à la main, les yeux rivés sur le trafic dense de l'Elbe. J'apprendrais plus tard que chaque port possédant des caractéristiques maritimes propres, les capitaines des navires de commerce doivent laisser la barre à des conducteurs locaux expérimentés. Une fois les amarres larguées, je perds complètement mes repères temporels. Que ce soit 3 h du matin ou 15 h l’après-midi, l’activité à bord est la même, intense. J'aimerais être partout à la fois, tout voir, tout comprendre, alors je cours de la timonerie aux cales, et inversement. Seuls les repas impriment un semblant de rythme. L'occasion aussi pour les 27 membres d’équipage - 6 officiers et 4 marins français pour 17 matelots philippins - de se rencontrer et d'échanger. Pour moi, surtout. Car la plupart de mon temps, je le passerai seul à arpenter les interminables coursives aux couleurs pastel de ce monstre froid et grinçant en quête du moindre détail susceptible de me permettre d'appréhender cette vie hors norme à laquelle je commence à prendre goût: le bruit des conteneurs qui s’entrechoquent, les graphiques des radars, un gribouillis au coin d’un magazine, une canette de soda qui roule au sol…