Les mondes que nous voyons, entendons, touchons, sentons et goûtons existent de manière indépendante, mais nous ne les connaissons que par la fabrique de notre cerveau. Les couleurs que nous voyons n’existent pas en dehors de la perception que nous en avons. Les mots et les phrases que nous pensons entendre sont un magma de sons, de sifflements, de grognements et de silences. A partir d’une variété de signaux externes, notre cerveau crée quelque chose qui n’est pas là objectivement. En faisant cela, il nous aide à comprendre et modifier notre environnement. Les longueurs d’onde de la lumière et les variations de pression des ondes acoustiques ont des caractéristiques physiques très précises qui peuvent être mesurées. Nous savons que notre rétine est sensible à différentes ondes de la lumière et que la structure spiralée de l’oreille interne réagit à différentes fréquences sonores.
Aussi informatif que stimulant, le livre de Gordon M. Shepherd explique comment le cerveau crée nos sensations de l’odorat et du goût. Contrairement aux autres expériences sensorielles – la vue, l’ouïe et le toucher –, les récepteurs responsables de la création cérébrale des odeurs et des goûts ne réagissent pas à des formes spécifiques, comme les objets ou les tableaux qui stimulent notre système visuel ou les ondes sonores qui stimulent nos récepteurs auditifs. Ainsi notre sens du toucher repose sur les impulsions de cellules nerveuses situées dans la peau qui ressentent tout, de la douleur à la température. Quant à la perception des saveurs, c’est un processus multisensoriel et interactif.
Comme Shepherd l’explique, «une erreur commune consiste à croire que la nourriture contient les saveurs. La nourriture contient bien les molécules des saveurs mais les saveurs elles-mêmes sont créées par notre cerveau.» Il compare la saveur d’un mets à la couleur d’un objet: «La couleur naît des différences de longueur d’onde de la lumière réfléchie par l’objet; notre cerveau transforme ces longueurs d’onde en couleurs afin de leur donner un sens pour notre conduite. De même, les odeurs qui dominent le sens de la saveur viennent de différences entre les molécules; le cerveau représente ces différences par des schémas et les combine avec les goûts venus de la bouche et d’autres sens pour créer les odeurs et les saveurs qui donnent du sens à notre perception d’un mets.»
Comment le cerveau parvient-il donc à donner du sens aux molécules contenues dans la nourriture que nous ingérons ou aux différents types de molécules qui errent à la surface du vin dans un verre? Comment le cerveau invente-t-il le goût et l’odeur d’un bordeaux ou d’un parfum de Chanel? Comment transforme-t-il des combinaisons de produits chimiques en odeur et en goût? Les récepteurs du goût sur la langue réagissent à une large gamme de molécules que l’on peut classer en cinq catégories bien distinctes: le sucré, le salé, l’amer, l’acide et l’umami, mot japonais voulant dire à peu près «savoureux». L’équilibre entre ces cinq éléments définit le «profil gustatif» d’un mets. Les molécules perçues comme amères par le cerveau sont en réalité fixées aux récepteurs de l’amer sur la langue, les molécules perçues comme salées le sont aux récepteurs du salé, et ainsi de suite, comme des clés fixées dans des serrures.
Les cinq catégories de goûts et les sensations associées sont innées. Quand on touche la langue d’un nouveau-né avec un coton-tige imprégné d’une solution sucrée, l’enfant sourit. Quand le coton-tige est imprégné d’une solution salée, l’enfant se montre indifférent. Quand la solution est acide, l’enfant fait la moue en signe de dégoût. Les récepteurs gustatifs de base sont programmés dès la naissance. Cependant, comme notre sens du goût est limité à ces cinq catégories, il ne peut pas rendre compte de la richesse sensorielle des vins fins ou des mets élaborés. En fait, quand nous goûtons du vin, nous ne percevons pas simplement son goût, mais une synthèse d’odeurs et de goûts qui ensemble créent sa saveur. En effet, tandis qu’il n’y a que cinq types de récepteurs sensoriels sur la langue, on en dénombre environ un millier dans les conduits du nez, capables de percevoir divers types d’odeurs. Quand nous sentons, le cerveau convertit dans nos neurones les réponses des différents récepteurs olfactifs en un schéma bidimensionnel que Shepherd appelle l'«image olfactive».
Ce processus est similaire au fonctionnement du système visuel. Les scènes tridimensionnelles que nous voyons en marchant dans un parc ou en nous promenant à vélo dans la rue deviennent des images planes bidimensionnelles sur la rétine. Celle-ci envoie ensuite ces images au cerveau, qui les utilise pour reconnaître et parfois se souvenir des gens et des lieux que nous avons rencontrés. Normalement, nous ne sommes pas conscients de cette image plane bidimensionnelle. Le système visuel du cerveau en fait immédiatement une image tridimensionnelle que nous pouvons reconnaître pratiquement sous tous les angles. Certaines personnes ont du mal à reconnaître les images tridimensionnelles, par exemple celles des visages, un trouble nommé prosopagnosie. L’artiste Chuck Close ne peut ni reconnaître ni se rappeler les gens. Il compense ce handicap en utilisant une procédure proche de celle permettant au cerveau de créer des images olfactives. Ses portraits peints et ses photographies sont célèbres pour la manière dont il se remémore les visages: «Je ne sais pas qui est qui et je n’ai à peu près aucun souvenir des gens qui évoluent dans l’espace réel. Mais quand je les aplatis sur une photographie, je peux inscrire leur image dans ma mémoire de cette façon. J’ai une mémoire quasi photographique de ce qui est plat.»
Ce qui permet à Close de se souvenir de ces visages très agrandis, c’est le fait qu’ils soient plats. En les modifiant de la sorte, il simplifie la complexité d’une image tridimensionnelle et en rend la reconnaissance possible. De même, la réponse des récepteurs des odeurs situés dans le nez est cartographiée en une image bidimensionnelle. De la même façon que le cerveau compare l’image rétinienne de gens que nous avons rencontrés à l’image en trois dimensions qu’il a créée, il se rappelle et reconnaît les odeurs en comparant les images en deux dimensions créées par les schémas de réaction des récepteurs du nez quand ils sont stimulés par de nouvelles odeurs.
Nous reconnaissons les odeurs de deux manières différentes. Nous percevons les «odeurs» des vins, des fleurs, des parfums et de la fumée en inhalant de l’air directement par les voies nasales. On appelle cela l’odorat orthonasal. Une seconde source provient de l’arrière de la bouche. Quand nous mâchons du pain, de la viande ou d’autres aliments, la mastication libère des molécules sur la surface de la langue, qui passent vers l’arrière des conduits du nez. L’odeur qui en résulte contribue largement à la saveur que nous percevons. C’est ce que l’on appelle l’olfaction rétronasale. Contrairement aux goûts simples, programmés dès la naissance, la réponse à l’olfaction rétronasale est apprise. C’est elle qui forge nos préférences individuelles. Comme absorber ce qui sent mauvais ou a mauvais goût peut tuer l’animal ou l’homme si la chose n’est pas détectée assez vite, les récepteurs du goût et de l’odorat qui nous alertent sur la dangerosité des substances envoient les deux types de réponse au goût et à l’odeur directement aux centres supérieurs du cerveau, sans passer par les centres intermédiaires. Les stimuli visuels, auditifs et tactiles, bien qu’ils soient aussi des systèmes d’alerte importants, empruntent un circuit plus lent. Ils vont d’abord à un relais central, le thalamus, avant de rejoindre les centres supérieurs, comme le cortex frontal.
La fusion entre les sens du goût et de l’odorat crée les saveurs des aliments et des boissons. Mais le rôle crucial des odeurs n’est pas souvent reconnu car nous ne sommes pas conscients que c’est la combinaison elle-même qui crée la saveur. Ce n’est ni le goût ni l’odeur qui crée la saveur. En fait, les odeurs les plus importantes dans l’élaboration de la saveur sont rétronasales, car les images olfactives rétronasales interagissent dans le cerveau avec une grande variété de stimuli, comme les sons, le toucher et les mécanismes de mastication. La saveur vient largement de l’odorat; bien peu de gens sont conscients du fait que la saveur est une invention du cerveau née du goût et de l’odorat, et non seulement du goût. Prenez un bonbon, mettez-le sur le bout de la langue et bouchez le nez avec les doigts. Si vous parvenez à empêcher tout air d’entrer, vous ne pourrez savoir si le bonbon est savoureux. Si vous relâchez les doigts et laissez l’air entrer dans vos narines, vous percevez soudain la saveur du bonbon. La faculté de sentir la saveur d’un citron, d’une banane, d’une fraise vient de l’odorat.
Les saveurs de la nourriture, en particulier celles qui naissent du salé, du sucré et du gras, sont essentielles pour maintenir l’appétit. On peut rapidement s’habituer à un goût et le désir de continuer à manger, par exemple du gâteau au chocolat ou de la glace à la framboise, peut aussi diminuer rapidement. Les chaînes de restauration rapide sont bien conscientes de la nécessité d’inventer de nouveaux goûts et modifient souvent la saveur de leurs produits. Les centres corticaux responsables de notre appétit sont les mêmes que ceux qui entraînent une envie irrésistible de drogues telles que la cocaïne. Le cerveau combine le goût et l’odeur pour produire la saveur, exactement de la même manière qu’il conjugue la quantité de lumière présente dans différentes longueurs d’onde pour produire la couleur. Cependant, la nature de la synthèse peut être modifiée en variant les informations sensorielles. Par exemple, le caractère conjugué de ce que nous voyons et entendons a été démontré de façon éclatante dans les années 1970, quand le psychologue cognitif Harry McGurk et son assistant de recherche John MacDonald ont découvert que le son entendu est modifié par la forme des lèvres que l’on observe. Si on regarde une personne en train de dire «ga-ga», et que l’on entend simultanément le son «ba-ba», notre perception sera celle du son «da-da».
Lors d’une célèbre expérience réalisée en 2001, des dégustateurs de vin ont utilisé des termes très différents pour décrire la saveur d’un vin rouge et celle d’un vin blanc. Les chercheurs ont alors coloré le vin blanc avec une teinture rouge sans goût. Les dégustateurs ont ensuite été invités à décrire le résultat. Il s’agissait de cinquante-quatre élèves de la Faculté d’œnologie de Bordeaux, qui tous avaient une solide expérience. Ils ont décrit le vin artificiellement coloré avec les mêmes termes que ceux qu’ils avaient précédemment utilisés pour le vrai vin rouge. Au-delà de ce que cette expérience nous apprend sur le rôle que peuvent jouer les stimuli visuels sur notre perception des saveurs, elle a également des implications sur la façon dont nous utilisons le langage pour décrire ou caractériser les saveurs. Comme l’écrivent les chercheurs qui ont mené cette expérience, «le langage décrivant les vins s’articule en fait sur les différents types de vins […] Face à un vin, un dégustateur ne fait pas une analyse de ses différentes propriétés sensorielles mais une comparaison de toutes les associations cognitives qu’il a de ce vin (couleur, arôme initial, goût) avec les impressions qu’il a déjà éprouvées en dégustant d’autres vins.»
Il existe de nombreux témoignages de gens capables de sentir des couleurs ou de goûter des sons. Les informations recueillies par l’oreille et le système olfactif convergent vers une partie du cerveau activée par les odeurs et les sons, première étape de la synthèse sensorielle. Le cerveau crée des combinaisons encore plus complexes qui sont au cœur des expériences sensorielles conscientes. Il associe les informations issues du goût et de l’odorat avec ce que nous savons du lieu où nous nous trouvons, en s’appuyant sur les sens du toucher, de l’ouïe et de la vue. Et cette synthèse se combine avec nos sentiments et nos émotions, comme lorsqu’un soudain sentiment de mélancolie nous saisit dans un lieu où nous avons connu naguère une déception. En fait, l’amygdale, qui est le centre émotionnel du cerveau, est liée à l’hippocampe, centre de la mémoire qui enregistre aussi notre position dans l’espace. Et ces deux formations, de même que le cortex olfactif, sont liées au striatum, zone qui mesure les réactions de plaisir ou de douleur découlant de nos actions et utilise ces estimations pour contrôler le comportement (comme manger plus, ou moins). Il en résulte la grande synthèse de ce que nous ressentons – mais cette synthèse est une «invention» de notre cerveau.
La mémoire, l’idée d’un passé, d’un présent et d’un futur sont aussi l’œuvre de notre cerveau. A sa façon, Marcel Proust saisit le caractère synthétique de la mémoire quand il décrit la dégustation de sa célèbre madeleine (provoquant une stimulation rétronasale), laquelle déclenche une série de souvenirs d’enfance. De la même façon que la saveur est une création du cerveau qui n’est pas simplement le goût ou l’odeur, mais une synthèse des deux types de stimuli, la description de Proust suggère (comme nombre d’études sur la mémoire) que les souvenirs, les émotions, les goûts et les odeurs sont la conséquence d’une large synthèse des informations sensorielles que le cerveau reçoit des yeux, des oreilles, du toucher et des récepteurs du mouvement. Comme Shepherd le remarque, Proust affirme que les souvenirs involontaires surgissent soudainement, mais décrit comment ses souvenirs du village de Combray lui sont revenus peu à peu, après un effort prolongé. Proust écrit: «Certes, ce qui palpite ainsi au fond de moi, ce doit être l’image, le souvenir visuel, qui, lié à cette saveur, tente de la suivre jusqu’à moi […] Dix fois il me faut recommencer […] Et tout d’un coup le souvenir m’est apparu.»
Le processus de remémoration est similaire au traitement de la photographie d’un visage dans une chambre noire. Les premières traces de l’image ne sont peut-être pas reconnaissables, mais, peu à peu, le portrait commence à apparaître. Et puis soudain on reconnaît le visage, bien que le portrait n’apparaisse pas encore dans sa totalité. Les études de neurophysiologie de la mémoire révèlent un processus semblable de «développement» d’un souvenir. Nous n’avons pas besoin de voir l’image complètement finalisée pour reconnaître le visage. Le cerveau peut construire l’image entière à partir d’une information sensorielle incomplète. Combray est une construction, comme le sont la plupart des souvenirs. Dans le cas de la petite madeleine, écrit Shepherd, «une odeur rétronasale lui rappelle une scène visuelle».
Comme la mémoire, la conscience intègre l’expérience sensorielle présente et passée. Nous ne sommes conscients ni du passé en tant que tel ni du présent immédiat, mais d’une synthèse du passé et du présent. Comme les couleurs que nous voyons et les saveurs que nous goûtons, il s’agit d’une création du cerveau. C’est ainsi que le cerveau stabilise nos mondes perceptifs et mentaux, les rendant connaissables et dans une certaine mesure prévisibles.
Cet article d'Israel Rosenfield et d'Edward B. Ziff est initialement paru dans The New York Review of Books, puis dans le magazine Books en mars 2013. Il a été traduit par Olivier Bras.