Lancés à près de vingt nœuds, ces monstres marins viennent s’échouer comme de vieux cachalots, à quelques mètres des installations de dépeçage et des bureaux que nous venons de quitter. Presque totalement hors d’eau, ils sont alors mis en coupe sombre, en dizaines de milliers de pièces détachées par une myriade d’ouvriers qui entreprennent aussitôt de les démembrer. Autour de moi, plusieurs grosses unités sont échouées. L’une d’elles est encore intacte, comme ensablée à marée basse. Plus impressionnante que les autres, elle impose sa masse noire, ses mâts de charge et son château blanc qui culmine à plus de trente mètres. Abandonnée par son équipage, elle gît tel un bateau fantôme rattrapé par le temps. Ainsi que les autres, elle termine ici son errance, la mémoire encore vive de ses voyages au long cours.
L’Atlantic Nyala, qui battait pavillon maltais, s’est joué des écueils depuis son lancement en 1990. Il a parcouru le monde, traversé des tempêtes, trompé des pirates et toujours il est sorti vainqueur des embûches de sa longue route. Sa dernière escale avant le cimetière de Chittagong fut Madagascar. Désormais, sa coque de 174 mètres et son tirant d’eau de 17 mètres surplombent le chantier. Pour quelques jours seulement. Ses aventures ne seront plus alors qu’un souvenir dans la vie des marins qui l’ont servi, une histoire réduite à quelques tonnes d’acier.
Tout alentour, ce n’est que désolation. Une coque nue comme oubliée à la mer gît partiellement immergée, un cargo dont se dresse encore la silhouette ajourée comme un plan de coupe semble attaqué par un essaim d’ombres chinoises, une armée de nains voraces frappant, coupant, dépeçant jusqu’à la nuit. Sans discontinuer, dans une sidérante abnégation. Dans une darse voisine s’accumulent sous des panneaux toutes sortes de matériaux, qui sont chargés sur des camions. L’un d’eux me frôle en klaxonnant. Il est jaune, constellé d’arabesques multicolores. La cabine est elle-même ornée de rideaux et de guirlandes, comme on en voit beaucoup à Chittagong.