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Maryse Choisy avec son serpent à Paris, 23 avril 1931. © Austrian Archives / brandstaetter images / picturedesk.com

La tournée des grands-ducs

Personnage célèbre des années folles, fantasque, libre et anticonformiste, la journaliste et écrivaine française Maryse Choisy (1903-1979) s'est notamment fait connaître avec ses enquêtes immersives. Dans «Un mois chez les filles» (Stock, 2015), dont nous publions ici un extrait, elle retranscrit son infiltration dans les milieux de la prostitution parisienne.

Peut-on imaginer existence plus romanesque? Maryse Choisy a chassé le lion, marié un maharadjah, partagé les mêmes échanges philosophiques que Teilhard de Chardin et les mêmes séances psychanalytiques que Sigmund Freud. Elle exerça aussi les talents de chiromancienne, d’autrice et de leader du mouvement «suridéaliste» qui recommandait à ses adeptes qu’ils adoptent «un style qui prenne les lecteurs à la gorge». 

Les premières expériences de son existence furent d’emblée atypiques. Née sous X, la frêle enfant profita d’une éducation soignée et partagée par deux tantes anticonformistes dont l’une se révéla être, au final, sa mère sans jamais oser l’avouer ni clairement ni publiquement. D’une première et éphémère union (avec le fameux maharadjah) naîtra une fille prénommée Colette en l’honneur de l’auteur de L’ingénue libertine, sa marraine, même si les deux familles ne partageaient aucune conviction commune. La Seconde Guerre mondiale à peine entamée, Maryse se maria à nouveau, cette fois avec Maxime Clouzet qui exerçait la profession de journaliste. Visiblement cette proximité eut valeur d’enseignement. Et L’Intransigeant, où il officiait, de terrain d’entraînement. C’est undercover que l’impétrante envisagea son sacerdoce et sous les habits d’une femme de chambre du Ritz pour commencer, un subterfuge qui lui permit d’observer au plus près une lutte des classes hôtelière pleine d’enseignements. Le déguisement sera souvent sa couverture et donc sa signature. Tour à tour, ouvrière, mannequin, vendangeuse, dompteuse, Maryse Choisy se fit une spécialité des reportages souterrains. Son plus fameux, elle le mena au gré des bouges, claques et autres maisons closes de la supposée Ville Lumière. Albert Londres avait mené sa propre enquête du côté de Buenos Aires en 1927, elle-même, un an plus tard, rapporta ce qu’elle observa sous ses fenêtres ou presque. Le succès suivit dans des proportions inespérées: 450’000 exemplaires rapportant des mœurs qui évidemment l’étaient beaucoup moins.

Au cœur de Paris, les deux ventricules de Paris: la Bibliothèque nationale et le Chabanais. Il y a les professionnels et le génie. Il y a les maisons de tolérance et le Chabanais. Le Chabanais est un musée national, un monument historique, comme le Louvre et la tour Eiffel. Vous êtes-vous demandé ce que sont devenues les célèbres toiles de Toché, décrites dans le Larousse? Ne cherchez pas dans les musées. Elles sont au Chabanais. A Londres, à New York, à Belgrade, à Tombouctou, sur les bords du Dniepr, de la Sprée, de la Tamise, de l'Amour, ou de l'Amazone, on rêve au Chabanais. C'est le palais des convoitises du monde. Chabanais: «House of all Nations», dit l'écriteau dans le vestibule. II naquit en 1878, enfanté par Mme Kelly, qui fut l'amie d'un des principaux membres du Jockey Club. Dès lors, le Chabanais devint une tendre succursale du Jockey Club. Période de fêtes, de duels, de cérémonies, d'altesses, de grands-ducs. Un vieux monsieur, qui connut la maison à ses débuts, y vient encore, religieusement, malgré ses quatre-vingts ans d'impuissance, une fois par semaine, pour humer l'air de la vieille France galante. Il n'est pas de sentimentalité plus touchante.

Aujourd'hui, c'est un peu cher, pour le contribuable français. Mais les majestés qui s'ennuient à Paris (comment peut-on s'ennuyer à Paris?) y sont toujours amenées par le chef du protocole. (Sur le programme officiel, cela s'appelle: visite au président du Sénat. On l'a mis, un jour, par mégarde, sur le programme de la reine d'Espagne. Ce fut un grand scandale!) Et le prince de Galles aime revoir la chambre de son grand-père. La chambre Edouard VII possède un lit écussonné, d'étonnants panneaux hindous et une chaise-cheval dont j'eusse bien voulu connaître l'usage (surtout l'usage qu'en faisait Edouard VII). Pourtant, combien je lui préfère cette extraordinaire chambre japonaise, pleine de glaces et de laques, qui obtint le premier prix à l’Exposition universelle de 1900. C'est une chambre où j'eusse aimé consommer... Consommer gentiment, civilement, courtoisement, en pensant à quelque mousmé couchée dans les locus. Si le sort m'eût placée dans la chambre mauresque (la plus belle imitation de l'Alhambra), j'exigerais sur-le-champ le viol cru, le viol nu. Tout, en dehors du viol, semble inconvenant devant ces boiseries médiévales. Mais je ne me laisserais pas ôter un fil dans la chambre Louis XVI, avec ses médaillons copiés de Boucher. L'Abbé galant, l'Escarpolette, ça ne m'incite qu'au flirt habillé, qu'aux gestes frôleurs, qu'aux paroles galantes, qu'aux miettes de la porte. Le salon pompéien et ses médaillons, que Toulouse-Lautrec laissa en guise de payement, me rendent très vieille France, et je pense à tous les vieux satyres et à Ovide, dans la grotte glissante.

Depuis le grenier, la manutention, la salle de bains, jusqu'à la cave, tout est franc, propre, lisse. Le patron actuel a fait installer (ô comble d'attention!) un filtre spécial pour l'eau, afin que la morsure calcaire n'endommage pas les tissus intimes dans les fréquents lavages. Il n'y a pas d'hôpital où l'hygiène soit plus reine qu'au Chabanais. Il n'y a pas d'école où la discipline soit plus nette. Partout des ordres du jour, des écriteaux. A chacun sa tâche, sa responsabilité. Sept sous-maîtresses et quinze employés. La première sous-maîtresse est une ancienne jolie dame professionnelle, aujourd'hui honorablement mariée. Elle a l'œil à tout et la main sur la tenue. Une autre sous-maîtresse fut pucelle jusqu'à son mariage. Pucelle et sous-maîtresse. Elle a épousé dernièrement un gars de son village, un ami d'enfance.
– Vous comprenez, a-t-elle expliqué, j'en ai tant vu, des vices, parmi les Parisiens. Jamais je n'aurais voulu me marier avec un de la ville.

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