Ce n’est pas Chanel qui a débarrassé les femmes du corset (Paul Poiret, Madeleine Vionnet et Mariano Fortuny s’en étaient chargés). Et elle n’est pas la seule à avoir songé à employer dans la confection féminine le jersey, un tissu tricoté à la machine, léger et bon marché, utilisé jusque-là pour les sous-vêtements masculins. Sa «petite robe noire» emblématique des années 1920 existait sous différentes formes avant qu’elle la popularise. Le parfum Chanel N° 5 n’a pas été le premier ni à être commercialisé par un couturier, ni à contenir des molécules de synthèse, ni à être distribué dans un flacon sobre de forme géométrique. Au moment où, en 1913, elle a commencé à vendre des chapeaux, des magazines destinés aux femmes actives qui jouaient au tennis et au golf promouvaient déjà une «silhouette nouvelle, mince, aux lignes fluides dans des tissus doux», écrit l’Américaine Linda Simon. Et s’il s’est développé sous son impulsion, le style «garçonne» qui s’imposa dans les Années folles était avant tout l’expression d’un changement culturel profond.
Toutes ces innovations, c’est pourtant Gabrielle Chanel qui en est le plus souvent créditée. Pour quelle raison? Comment est-elle devenue la créatrice de mode la plus connue du XXe siècle, celle sur laquelle on a le plus écrit (près d’une centaine de livres, dont beaucoup en anglais), et sans doute la plus importante? La réponse tient à la nature de son talent et à une particularité qui la distingue des autres grands couturiers, parfois plus habiles qu’elle: le lien très fort qui existait entre sa personne, sa vie et son œuvre, et la façon dont elle l’a exploité avec un sens aigu de l’esprit de son temps.
Chanel a commencé par créer des vêtements pour elle-même, et, en un sens, n’a jamais cessé de le faire: «Devant une robe, disait-elle souvent, je me demande toujours si je la porterais. Si la réponse est non, je ne la fais pas.» C’est ce qui lui a permis, à toutes les étapes de son existence, de fonctionner comme un modèle d’identification pour les femmes. Le meilleur instrument de promotion de ses vêtements, c’était elle-même, sur qui ils allaient si bien. «Contrairement à tous les autres couturiers ou presque, fait observer Rhonda Garelick, Coco a créé un personnage inextricablement lié à ses tenues, insufflant dans ses vêtements le récit palpitant de sa vie. Porter du Chanel a toujours représenté la promesse d’acquérir un peu du charisme de Coco elle-même.»
Chanel a constamment menti sur son enfance et sa jeunesse, multipliant les versions contradictoires d’un récit fantaisiste auquel elle a sans doute fini par croire. Tour à tour sollicités pour l’aider à rédiger ses Mémoires, André Fraigneau, Gaston Bonheur, Louise de Vilmorin, Michel Déon et Georges Kessel renoncèrent ou, à sa demande, remisèrent des textes trop peu crédibles pour être publiés. Depuis la parution de sa biographie par Edmonde Charles-Roux, on sait qu’elle était la fille d’un marchand itinérant d’origine cévenole qui, à la mort de sa mère, l’avait placée dans un orphelinat tenu par des religieuses à l’abbaye d’Aubazine, en Corrèze. A l’âge de 20 ans, elle se produisait dans un café-concert de Moulins. Elle y interprétait la chanson qui lui valut le surnom de «Coco». Elle fut repérée par un officier de cavalerie en garnison dans la ville nommé Etienne Balsan, amateur de chevaux et de femmes, qui en fit l’une de ses maîtresses.
Au château de Royallieu, où il résidait, Chanel croisa des célébrités du demi-monde comme Liane de Pougy, Emilienne d’Alençon ou l’actrice Gabrielle Dorziat. Ne pouvant prétendre rivaliser avec elles parce qu’elle avait ni leur genre de beauté, ni les moyens de se payer les robes somptueuses et les bijoux dont elles se paraient, elle fit de nécessité vertu. Adaptant certains éléments de l’habillement de Balsan, puis de celui de son ami l’industriel anglais Boy Capel, vite devenu son amant («le seul homme que j’ai aimé»), elle se fabriqua des tenues inédites, dans l’esprit de ce qui allait devenir son style: des vêtements simples, fonctionnels, commodes, élégants, exploitant avec inventivité des composantes de la garde-robe masculine, de port agréable, souples, épousant les lignes du corps et mettant discrètement celui-ci en valeur, au lieu de le dissimuler ou d’en accentuer les reliefs jusqu’à la caricature. Ces tenues convenaient à son physique: Coco avait un corps mince d’adolescent, aux formes peu marquées, le type de corps androgyne, jeune et sportif qui allait précisément s’imposer comme l’étalon de beauté.