Sept.info | «La Suisse faisait partie du mouvement impérialiste…»

«La Suisse faisait partie du mouvement impérialiste…»

Des travailleurs locaux et un contremaître en tenue coloniale sur une place de séchage des fèves de cacao appartenant à la société commerciale de la Mission de Bâle, à Accra, dans l’actuel Ghana (1904/1905).  © Mission 21, fonds de la Mission de Bâle

Pour l’historien Hans-Ulrich Jost, aucun doute. La Suisse a été un acteur de l’impérialisme en tant que partenaire économique majeur. Elle a su profiter du mouvement tout en évitant les désagréments politiques et militaires associés à la colonisation formelle. «Elle a très bien compris ce qu'elle faisait et pourquoi.»

La Suisse, un pays impérialiste? A cette question qui anime les milieux académiques depuis les années 1930, l’historien Hans-Ulrich Jost répond par l’affirmative. A son avis, la Confédération a bel et bien participé au mouvement impérialiste en tant que partenaire économique majeur. L’historien rappelle au passage que la neutralité suisse, si souvent brandie, servait surtout à masquer son rôle dans la domination de l’occident sur les pays du Sud. Un mythe qui perdure encore de nos jours. «N’oubliez pas qu’il y a quelques années encore, la conseillère fédérale Doris Leuthard se vantait publiquement que la Suisse n’avait jamais été impliquée dans le colonialisme», souligne-t-il. Interview incisive.

A quand remonte le débat sur le rôle de la Suisse dans l'impérialisme occidental et le colonialisme?
Ce n’est pas un débat récent. En fait, le premier ouvrage à traiter de cette question remonte à 1932. Il est signé par le sociologue Richard Behrendt sous le titre Die Schweiz und der Imperialismus: die Volkswirtschaft des hochkapitalistischen Kleinstaates im Zeitalter des politischen und ökonomischen Nationalismus (Leipzig/Stuttgart, Rascher, 1932. La Suisse et l'impérialisme: l'économie du petit Etat hautement capitaliste à l'ère du nationalisme politique et économique).

Quelle était la thèse principale de Behrendt?
La thèse de Behrendt (1908-1972) qui, après une carrière internationale, a dirigé l'institut de sociologie et des questions de développement socio-économique de l’Université de Berne était assez simple, mais révolutionnaire: si des usines en Suisse produisent dès le XIXe siècle des tissus et des biens comme du chocolat au lait ou du café soluble, des produits qui proviennent des colonies européennes à l’époque, cela signifie que l’économie suisse était partie prenante du système colonial. Et bien sûr, Behrendt parle également des nombreux Suisses qui dirigeaient des entreprises dans les colonies, renforçant ainsi l'idée que notre pays participait au système impérialiste global, même sans avoir de colonies.

Quelle a été la réaction à cette thèse?
Elle a été accueillie avec beaucoup de scepticisme. A l’époque, la Suisse se percevait avant tout comme un pays neutre, éloigné des conflits européens et encore plus mondiaux. L’idée que la Confédération puisse tirer profit du colonialisme était difficile à accepter. D’autant plus que le discours officiel mettait l’accent sur la neutralité et la distance politique par rapport aux grandes puissances impérialistes.

N'empêche que le temps a donné raison à Behrendt…
Effectivement, il a fallu plusieurs décennies pour que les historiens commencent à reconnaître que la Suisse avait joué un rôle actif dans le commerce impérialiste et qu'elle en avait largement profité. Ceci dit, le débat au sujet du rôle de notre pays dans ce domaine est aujourd’hui posé de manière simpliste. Je pense qu'il manque toujours une dimension centrale chez ceux qui essaient de comprendre l'impérialisme suisse: la géographie. La Suisse, à partir de la fin du Moyen Age, n’avait pas le choix. Sa position au centre de l'Europe l’a inévitablement intégrée dans les courants économiques et commerciaux qui la traversaient.

Et…
Je m’explique. La Suisse se trouve littéralement à la croisée des chemins commerciaux européens. Elle contrôle des cols alpins stratégiques et les routes principales entre l’Espagne, Marseille, Lyon, Genève, Zurich, et Leipzig, en direction de l’Europe de l’Est. De l’autre côté, elle relie les villes italiennes à Anvers et Londres. Ces deux grandes routes de commerce se croisent en Suisse, en faisant un point de passage clé pour le commerce continental. Si notre pays voulait maintenir une forme d’indépendance, elle devait collaborer avec ces puissants courants économiques, ce qui l’a amenée à s’impliquer, de façon passive, mais très profitable, dans l’impérialisme.

Peut-on dire que la Suisse est devenue impérialiste malgré elle?
En quelque sorte, oui, mais il serait incorrect de dire que la Suisse était pour autant une victime de sa géographie. Elle a su en tirer d’énormes bénéfices et continue d’en profiter aujourd’hui. La Suisse a intelligemment exploité sa position, tout en évitant les désagréments politiques et militaires associés à la colonisation formelle. Elle a très bien compris ce qu'elle faisait et pourquoi.

Comment qualifiez-vous le statut de la Suisse dans l’impérialisme européen?
La Suisse faisait partie du mouvement impérialiste en tant que partenaire économique majeur. En revanche, il n’y a pas eu de volonté politique d’acquérir des colonies, même si au moment de la Première Guerre mondiale, certains pontes de notre économie ont envisagé de renoncer à la neutralité pour se ranger aux côtés de l’Allemagne, espérant ainsi obtenir des colonies après une victoire des troupes de l’empereur Guillaume II. Finalement, ils ont conclu qu’il était plus rentable de maintenir la neutralité et de commercer avec les deux parties au conflit.

A quand remonte cette envie des Suisses de partir à la conquête du monde, à leur manière…
La guerre contre Charles le Téméraire de 1474 à 1477 a été un tournant. Le roi de France a alors encouragé les Confédérés à attaquer les Bourguignons, ce qui a permis à la Suisse d’obtenir des gains territoriaux et économiques considérables. Nicolas de Diesbach, un notable bernois, a joué un rôle clé dans cette guerre, et après la victoire, les Suisses ont pu renforcer leur influence économique en Europe. Cela a également contribué à leur réputation de guerriers redoutables et à l’essor du mercenariat, qui a ensuite servi d’instrument économique. A partir de là, commerce et mercenariat vont se confondre.

Ce qui a contribué à forger l'image de la Suisse comme une nation de mercenaires.
Oui, tout à fait. Les mercenaires suisses étaient connus pour leur discipline, leur efficacité et aussi leur brutalité. Leur réputation les précédait et leur vaillance sur le champ de bataille en faisait des éléments prisés par les grandes puissances européennes. Ce qui est cependant moins connu, c’est que leur rôle ne se limitait pas à celui de simples soldats. En effet, ces mercenaires, en plus de leur fonction militaire, devenaient souvent des acteurs économiques clés dans les régions où ils servaient. Non seulement ils combattaient pour leurs employeurs, mais ils négociaient également des privilèges commerciaux pour eux-mêmes et pour la Confédération. C'est en grande partie grâce à eux que la Suisse, pays sans colonies ni expansion militaire directe, a su tirer profit de l'impérialisme européen. Cette diplomatie par l’épée permettait à la Confédération d’éviter les coûts humains et financiers d’une politique coloniale tout en s’inscrivant dans le système économique impérialiste.

La création d’un réseau suisse d’influence?
Nombre de ces mercenaires suisses devenus vétérans restaient sur place après leurs missions et servaient d’intermédiaires commerciaux pour leur famille restée au pays. Ils établissaient des réseaux commerciaux et politiques, favorisant ainsi le développement économique de leur région d’origine, tout en participant activement aux échanges mondiaux. Grâce à ces mercenaires, la Suisse a pu investir en toute sécurité des sommes considérables. La ville de Berne figurait au XVIIIe siècle parmi les plus grands banquiers du continent et prêtait son argent à toutes les cours royales, y compris l’Angleterre. Pour la petite histoire, les Suisses ont détenu jusqu’à 40% des actions de la East India Company britannique (1600-1875) qui dirigeait le monde.

Et pourtant, on ne parle jamais de la Suisse comme d’une puissance impérialiste…
Est-ce alors un hasard si les premières multinationales du monde se lancent en Suisse dès le XIVe siècle et qu’une des principales d’entre elles se nomme la Compagnie Diesbach-Watt? Une société qui s'implique d’ailleurs activement dans la politique européenne avec la guerre contre Charles le Téméraire et dont elle tirera de substantiels bénéfices. Le mercenariat a également permis le développement de ce qu’on appelle la proto-industrie helvétique, une forme d’industrie avant la grande révolution industrielle. Une anecdote illustre bien ce développement économique et commercial de la Suisse. Lors des négociations entre les représentants de l’Empire espagnol et les six cantons catholiques suisses à Milan, en 1588, on ne parlait pas simplement de questions militaires, mais aussi des avantages commerciaux accordés aux Confédérés. Ainsi, dans un commentaire d'un observateur étranger publié à cette époque, on trouve non seulement des remarques concernant la politique et les mercenaires, mais aussi des exportations helvétiques, dont entre autres, le schabziger.

Le schabziger?
Oui, cet observateur a évoqué ce fromage suisse fabriqué avec du sérac et une herbe aromatique dont la couleur verte et l'odeur forte étaient perçues comme une délicatesse à Milan. Cela peut sembler anecdotique, or, cet exemple illustre la manière dont la Suisse, à travers ses mercenaires, a aussi introduit ses produits sur les marchés étrangers. Dans un sens, on peut dire que ce fromage est l'un de nos premiers produits agro-industriels à s'imposer à l'international. Cette anecdote montre bien que cette expansion militaire suisse n'était pas seulement une question d’armes, mais également une expansion économique. Les familles suisses qui profitaient des revenus de ces mercenaires pouvaient investir dans des proto-industries, comme celle du fromage, des textiles et d’autres biens qui étaient ensuite exportés. Sans ces revenus provenant de l'étranger, ces industries n'auraient probablement pas pu se développer aussi rapidement.

La Suisse est donc devenue un acteur clé dans l'économie mondiale bien avant son industrialisation officielle.
Contrairement à l’image souvent véhiculée d’un petit pays pauvre en ressources, la Suisse disposait en fait de plusieurs atouts: une ressource militaire rapidement mobilisable, une force hydraulique utilisée pour les premières industries et une capacité à intégrer les circuits économiques mondiaux. Ce réseau complexe de mercenaires, d'entrepreneurs, et même de colons, comme Henry Dunant, le fondateur de la Croix-Rouge, qui a travaillé en Algérie, montre à quel point la Suisse était intégrée dans les dynamiques impérialistes bien avant le XIXe siècle. Dunant est loin d’être une exception, il y a une quantité étonnante de Suisses qui se sont engagés dans des colonies à travers le monde.

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