Chère Madame Van den Berg,
Pardonnez-moi si je me trompe sur votre nom. Je ne suis pas certain que vous vous appeliez réellement Johanna Van den Berg. J'ai lu ce patronyme sur le certificat de baptême de vos deux enfants établi en 1832 par l'église catholique de Surabaya, sur l'île de Java. Lequel fait partie des papiers privés de votre conjoint de l'époque, Louis Wyrsch, qui, en réalité, était votre maître, non votre mari. Il était aussi le père de vos enfants. A sa lecture, j'en ai conclu que vous n'étiez pas présente lors de ce baptême.
Louis Wyrsch vous a laissés, vous et un troisième enfant commun, à Banjarmasin, dans le sud-est de Bornéo, où il a servi comme officier dans l'armée coloniale hollandaise de 1816 à 1832. Avec ses deux aînés, il est revenu en Europe, dans sa patrie dont il vous a certainement parlé: Nidwald, une minuscule tache dans un petit pays appelé Suisse, dans l'hinterland européen. C'est là que Louis Wyrsch et votre fils Alois sont devenus des précurseurs de la démocratie. Votre fille Constantia y a fait du théâtre. On se souvient encore d’elle aujourd'hui, près de 200 ans après votre séparation.
En 1992, l'un de vos descendants a apporté le journal intime de Louis Wyrsch d’environ 2’000 pages, ainsi que des centaines de lettres et autres documents aux archives cantonales de Nidwald. C’est là que j'ai notamment découvert l’acte de baptême. Ces sources m’ont permis d’apprendre que vous avez servi Louis Wyrsch en tant que «huishoudster», comme disaient les Néerlandais, c'est-à-dire femme de ménage ou njai, en javanais et en malais. J’en ai également déduit que votre existence devait rester secrète à Nidwald et en Suisse, car votre maître et compagnon de l'époque, Louis Wyrsch, ou l'un de ses descendants, a soigneusement découpé au couteau ou avec de petits ciseaux tous les passages où il est question de vous. Heureusement, le censeur a laissé quelques paragraphes lisibles qui m’ont appris que Louis Wyrsch vous appelait aussi Silla. Etait-ce votre nom malais ou javanais? Je vous appellerais donc Ibu Silla en signe de respect, «Ibu» en malais étant notre «Madame» en français. Le fait que Louis Wyrsch ait dissimulé votre existence dans sa patrie ne doit pas vous surprendre, les hommes européens cachaient généralement leurs relations avec des femmes non-blanches. Et même dans les documents qu'ils produisaient en tant que politiciens, fonctionnaires, hommes d'affaires, missionnaires ou scientifiques, le rôle joué à leurs côtés par les femmes non européennes n'est presque jamais évoqué. De plus, il y a encore une ou deux générations, non seulement la production de sources historiques, mais aussi leur lecture et leur interprétation étaient une exclusivité, un privilège, un monopole de l’homme blanc européen. Dans de petits pays comme la Suisse, l’historiographie reste aujourd'hui encore majoritairement entre les mains de personnes établies depuis plusieurs générations. Bien que leurs ancêtres aient toujours été en relation avec des «étrangers» comme vous, ils ne s'intéressaient, dans la très grande majorité des cas, qu'aux récits de leurs semblables. Pour un nombre croissant de citoyennes et citoyens suisses, cela ne suffit cependant plus. En 2023, 27% d'entre eux sont «étrangers» – comme nous les appelons, bien que nombre d'entre eux vivent en Suisse depuis des générations. Parmi eux, on compte d'ailleurs environ 25’000 personnes originaires de votre région, c'est-à-dire d'Indonésie et d'Asie du Sud-Est. A cela s'ajoute un groupe plus important de personnes, environ 40% de la population, issu de l'immigration. Nos histoires familiales ne s'étendent pas seulement à l'Europe, mais aussi à tous les autres continents. Souvent, les récits historiques helvétiques omettent ce facteur.
Vous auriez raison de supposer, chère Ibu Silla, que notre image unilatérale du passé est aussi l'expression de rapports de force qui perdurent en partie depuis votre vivant. Les personnes étrangères n'ont pas de droits politiques au niveau fédéral en Suisse et qu’un accès limité aux positions de pouvoir dans la science (historique), l'économie ou les médias. Même les autochtones issus de l'immigration sont encore largement sous-représentés dans ces sphères. Contrairement à ce qui se passait à votre époque, les rapports de domination permettent aujourd'hui – du moins en Suisse – de critiquer et de s'organiser en dehors des structures de pouvoir établies. J'ai donc le plaisir de vous annoncer qu’en été 2020, environ 30’000 Suisses non blancs et issus de l'immigration, ainsi que plusieurs de leurs amis établis dans ce pays de longue date, sont descendus dans la rue contre le racisme et la discrimination. Ils ont également exigé un regard plus honnête sur notre passé commun, car des obstacles datant de l'époque coloniale continuent d'entraver la démocratisation de notre présent et de notre avenir. Nous ne pourrons éliminer ces entraves qu’à la condition de comprendre que la Suisse n'est pas née isolée du reste du monde et qu’elle a participé à l'assujettissement de populations par l'Europe impériale.
Dans ce contexte, votre histoire est extrêmement pertinente pour nous. Elle révèle en effet que l’implication de la Suisse dans la hausse des inégalités mondiales n’est pas récente, mais concomitante à sa création, et qu'elle en est même à l’origine. Elle nous montre également comment, malgré l'oppression et l'exploitation, des personnes comme vous disposant de savoirs spécifiques et de stratégies d'action ont contribué à façonner notre passé colonial. Le rôle précis que vous avez joué dans l'interdépendance entre le Bornéo colonial et l'Etat fédéral suisse est malheureusement très difficile à reconstituer pour nous, historiens européens. Cela nous oblige à changer notre façon de penser. Jusqu'à présent, nous avions l'habitude de rendre compte avant tout de ce qui figure dans les écrits. Même si nous le faisions la plupart du temps avec un esprit critique, nous restions dans la perspective de leurs auteurs – c'est-à-dire d’hommes européens sachant écrire. Le problème avec ce genre de procédé, c’est que la grande majorité des personnes qui ont façonné notre passé n’y ont pas leur place, car elles ont été retirées des ouvrages ou n'ont jamais été mentionnées. Pour nous, historiens, cela signifie que nous ne pouvons plus nous contenter d'analyser ce qui figure dans les sources; au contraire, nous devons examiner ce qui n’y figure pas. Que nous apprennent dès lors les lacunes et les défauts du journal de Louis Wyrsch sur votre rôle dans notre histoire? Laissez-moi vous dire ce que je pense avoir découvert sur vous grâce à cette méthode, et vous révéler ce qu'il est advenu de votre maître et de vos enfants après qu'ils vous ont laissé à Bornéo.
Louis Wyrsch vous mentionne pour la première fois le 27 juillet 1827. Il fait état d'un testament en faveur de vos deux aînés, Alois et Constantia, dans lequel il stipule qu'en cas de décès prématuré, ceux-ci doivent être envoyés dans un orphelinat. Quant à vous, chère Ibu Silla, il voulait vous laisser une indemnité de 500 florins. Grâce aux autres parties du journal, je sais que Louis Wyrsch était incorporé dans l’armée coloniale hollandaise depuis plus de dix ans. En été 1824, sa hiérarchie l'a envoyé de Java au sud-est de Bornéo, où il a pris en charge le commandement militaire et civil du petit avant-poste de Banjarmasin. Durant cette période, il est passé de sous-officier à capitaine, une promotion qui s’est accompagnée de divers privilèges comme le droit de vivre avec sa propre «gouvernante», c'est-à-dire avec vous. Certes, les Pays-Bas interdisaient les mariages entre hommes européens et femmes non européennes. Comme ils interdisaient aussi aux femmes européennes de se rendre dans leur empire colonial d’outre-mer. Pourtant, dès le XVIIe siècle, ils ont toléré les unions de type matrimonial avec des «gouvernantes». Les lois coloniales hollandaises régissaient clairement ce qu'il advenait des enfants issus de telles unions. Leur sort dépendait uniquement du mari, c’est-à-dire de leur père. Si celui-ci les reconnaissait et les acceptait comme ses enfants légitimes, alors ils pouvaient fréquenter des écoles dirigées par des Européens. Tandis que les fils avaient accès à des postes privilégiés dans l'armée ou l'administration coloniale, les filles pouvaient épouser des hommes ayant un statut juridique européen. C’est ce que Louis Wyrsch a fait. Si, par contre, il n'avait pas reconnu vos enfants, ceux-ci auraient dû vivre avec vous dans le village en tant qu’«indigènes indiens» sans droits européens. Louis Wyrsch prévoyait donc, selon toute apparence, un avenir en Europe pour Alois – prénom de son père – et Constantia – prénom de sa mère. Je ne sais malheureusement pas comment vous les avez appelés en malais.