Par un matin ensoleillé d’avril 2015, sur la côte est de la Sicile, le mont Etna a des allures de carte postale: au-delà d’une mer bleu-vert, des oliveraies, des orangers et des villes nichées au creux de collines escarpées, il dresse son immense cône enneigé entouré de nuages cotonneux. Mais au centre de ce tableau paradisiaque, au bout d’un long quai du port d’Augusta, une présence détone: celle d’un monstrueux canonnier italien gris terne, sur le pont arrière duquel 447 personnes s’entassent sous de grosses couvertures marron. A la rambarde se tient un homme à la barbe sauvage, la trentaine, portant un bébé près de sa hanche. Derrière lui, une femme vêtue d’une abaya tient la main d’une petite fille aux cheveux tressés en nattes avec un sac à dos rose tout sale. Les visages de ces familles sont recouverts de poussière et leurs cheveux sont ébouriffés. Leurs habits aussi, dont les couleurs ont fané au soleil, sont maculés de poussière blanche et de crasse noire. Dans ce décor éclatant et baigné de soleil, les réfugiés attendent le débarquement. La brise marine rejette sur la terre ferme la puanteur aigre qui émane de leurs corps épuisés, et les travailleurs de la Croix-Rouge sur le quai portent des masques et des combinaisons à capuche. C’est un tableau de vie et de mort.
La semaine du 17 avril 2015, la marine italienne a secouru ces hommes, ces femmes et ces enfants venus d’Afrique alors qu’ils essayaient de traverser la Méditerranée pour rejoindre l’Europe. Quatre jours plus tôt, 800 autres migrants ont trouvé la mort au fond des flots, leur navire ayant coulé au large de la Libye. Ceux-là ont eu de la chance. La Croix-Rouge semble hésitante dans sa façon de leur apporter des soins, s’en occupant à distance respectable et avec des gants en caoutchouc. Ils éloignent cameramans et photographes en agitant les mains comme on chasserait des mouches. Cependant, le groupe autorise Gemma Parkin, une publicitaire travaillant pour l’ONG britannique Save the Children, à parler avec les réfugiés, afin qu’elle délivre ensuite les informations aux journalistes. Parkin agit de la sorte car elle veut que les dirigeants européens, qui débattent de la façon dont arrêter l’afflux de migrants, entendent leurs histoires, les mois et les années qu’ils ont passés à tenter d’atteindre l’Europe, et ce qui leur en a coûté: la plupart du temps, les économies de toute une vie; et, pour près de 2’000 d’entre eux en quatre mois, leurs vies. «Des milliers de migrants trouvent la mort, explique Parkin, peu importe ce que vous pensez de l’immigration, vous devez au moins reconnaître qu’on ne devrait pas laisser des enfants se noyer.» Parkin consulte ses notes. «Certains sont des réfugiés syriens ayant passé des années dans des camps de réfugiés, et qui ne font plus confiance aux programmes de relocalisation, ajoute-t-elle, beaucoup d’Erythréens. Beaucoup de Somaliens.» Elle tourne une page. Beaucoup d’enfants, surtout les Africains, sont seuls. Pour beaucoup, leur famille n’a pu acheter qu’une seule traversée vers l’Europe, aussi ont-ils envoyé leur fils aîné, «mettant en quelque sorte tous leurs œufs dans le même panier, décrit Parkin. Ces enfants sont fréquemment exploités pendant le périple. Les enfants racontent aussi que beaucoup d’entre eux meurent de déshydratation dans le Sahara, juste avant d’arriver en Méditerranée. D’autres tombent de l’arrière du camion, et on les laisse mourir là, dans le désert.» «Une fois qu’ils atteignent la côte, il y a un racisme important parmi les passeurs», continue Parkin. Les Syriens paient un supplément et montent sur le pont supérieur. Les Africains, qui ont généralement moins d’argent, voyagent à fond de cale, sans eau et sans nourriture. Ceux qui n’ont pas les moyens de payer sont placés sous la surveillance de gardes armés dans des camps disséminés sur la côte libyenne, jusqu’à ce qu’ils puissent payer. «Comme ces quatre enfants que j’ai rencontrés, raconte Parkin, ils ont été gardés neuf mois. Ils buvaient leur propre urine et mangeaient leurs propres excréments. J’ai rencontré un garçon qui ne savait même pas combien de ses amis étaient morts.» Parkin tourne les pages du carnet jusqu’à la dernière page. «La plupart des femmes ont été violées», soupire-t-elle. Les violeurs incluent les passeurs et certains des clients. «Comme cette femme enceinte de sept mois, qui a essayé de se suicider», achève Parkin.