Depuis les prémices d’une construction identitaire américaine dans les salles de bal new-yorkaises des années 1920 à l’avènement des «danses animales» à l’aube du maccarthysme, du lancement des Années folles à la redéfinition du cool par la clique de Régine dans le Paris de l’après-guerre, il serait possible d’observer comment la danse a tenu lieu d’échappatoire à plusieurs générations. Mais plus central encore: au cours du XXe siècle, la danse fut le canal d’une redéfinition systématique des codes qui régissent la nuit. Par elle, Dada a ravagé les cabarets de Zurich ou Berlin. Par elle, on l’a vu, swing kids et zazous ont démontré qu’un pas de jive valait à la fois défi à l’Etat et shoot d’adrénaline. Par elle encore, au début des fifties, les clubs de la Huchette ont bouleversé les fondamentaux de la nuit européenne en troquant le sacro-saint juke-box par une... platine vinyle! Aussi, par et pour elle, à six cents kilomètres à vol d’oiseau vers l’ouest, dans la banlieue de Manchester, on se livre au début des sixties à des cavales sauvages, inédites, déglinguées, poursuivies durant des jours entiers. A l’instar de la trajectoire des Swingjugend, cet épisode résume beaucoup de la rage et du génie adolescent au cours de la seconde moitié du siècle passé. Volons vers Manchester...
Le Nord anglais, alors. Ici on ne fait rien comme dans le «Sud». A Londres. L’adversaire. La rivale éternelle. Au commencement des années 1960, les mods mancuniens grandissent dans les cendres de ce qui avait été la première grande cité industrielle d’Europe. Une ville, autrefois Babel la plus prospère du monde occidental, qui, dès les années 1920, a cultivé sa différence en se passionnant avec une constance quasi pathologique pour la black music américaine. Voyez: en 1927 on importait directement ici des 78 tours de jazz des Etats-Unis avant même leur commercialisation à New York, Londres ou Paris. Trois ans plus tard était fondé le premier club privé de fans de musique noire en Angleterre: la Manchester Jazz Appreciation Society. Alors fatalement, quand le rhythm’n’blues est apparu dans le Lancashire au début des fifties, il a fait l’effet d’une bombe. Le rock’n’roll? Pas d’intérêt immédiat pour Manchester alors absorbée par la contraction d’une fièvre d’un genre nouveau dont des adolescents issus de la classe ouvrière devenaient les héros. Et leur truc à ces kids, c’était une idée du bonheur effroyablement proche de l’autocombustion: des marathons de danse poursuivis jusqu’à trois nuits d’affilés, ponctués au kilomètre de rhythm’n’blues libellé Detroit ou Memphis, et d’amphétamines avalées par poignées.