Sept.info | Sous des nuées d’orage

Sous des nuées d’orage

Libre, instruite, curieuse, l’écrivaine française Alexandra David-Néel (1868-1969) s’est imposée comme une femme d’une modernité déroutante. Si son nom est à jamais lié au Tibet, ce n'est pourtant qu'à 42 ans que l'ex-cantatrice s'embarque pour l'Asie y étudier le bouddhisme. Ses voyages, elle les a racontés dans une série de livres rassemblés en un seul volume sous le titre de «Grand Tibet et vaste Chine» (Plon, 1999). L'extrait que nous publions raconte son deuxième voyage en Chine de 1937 à 1946, pendant la guerre sino-japonaise.

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L'exploratrice Alexandra David-Néel et son fils adoptif Lama Yongden en tenue de voyage, photo non datée. © Keystone / IBA-Archives / Str

Alexandra David-Néel est sans doute parmi les exploratrices du XXe siècle les plus connues. Sans doute en raison de la longévité et de l’exceptionnel legs intellectuel qui ont été les siens depuis sa naissance en 1868 et sa mort cent ans plus tard. Cantatrice pour aider financièrement ses parents, révélée très tôt aux atrocités des hommes par un père progressiste, franc-maçonne de haut degré avant la fin du XIXe siècle, elle se convertit au bouddhisme après l’ouverture du Musée Guimet qu’elle découvre en 1889. Elle a 21 ans, elle est à peine majeure. Si le nom d’Alexandra David-Néel est aussi emblématique pour des générations d’hommes et de femmes passionnés par l’aventure, c’est aussi parce qu’elle a accompli de longs et périlleux voyages vers l’Asie à une époque où les expéditions y sont rares: elle devient ainsi la première femme européenne à atteindre Lhassa au Tibet en 1924, une folle aventure qui culmine à 5’200 mètres d’altitude. Elle a également beaucoup écrit, comme on le sait, sur les cultures tibétaines et les spiritualités bouddhiques, liant inextricablement son image à ces contrées de l’Asie mythique où elle était si respectée. Anarchiste, courageuse dans ses engagements, elle incarne la force des femmes jusqu’aux confins de l’Asie à l’époque des premiers vrais affranchissements du sexe, plus faciles à opérer depuis un salon bourgeois en Europe qu’au fin fond d’un wagon à bestiaux entre deux villes chinoises. Karine Papillaud

A Taiyuan, je fus cordialement accueillie par le révérend Pr..., directeur de la Mission baptiste anglaise. Il nous invita, Yongden et moi, à partager un excellent lunch auquel je fis honneur avec l'appétit de quelqu'un qui, depuis quinze jours, n'a pas satisfait sa faim. Une maison meublée, située au centre de la ville et appartenant à la Mission, se trouvait être inoccupée; le révérend directeur offrit de me la louer pour la durée de mon séjour à Taiyuan. J'acceptai avec empressement. Après le lunch, je fis transporter mes bagages dans mon nouveau logis et m'y installai avec un réel plaisir, comptant m'y délasser de la fatigue causée par mon voyage mouvementé. L'accident dont j'avais été victime continuait à se rappeler à ma mémoire; mon genou demeurait raidi et douloureux, et de pénibles élancements traversaient souvent ma tête. La Mission baptiste possédait un hôpital dont les services étaient dirigés par des médecins européens. Naturellement, l'idée me vint de consulter l’un de ceux-ci. Toutefois, au moment de le faire, une pensée me retint: l'introduction de médicaments, dans l'organisme, au moyen d'injections sous-cutanées jouit, actuellement, d'une grande vogue. A tort ou à raison, cette pratique m'est souverainement antipathique. Qu’arriverait-il donc, si l'esculape que je verrais prétendait y avoir recours? Je refuserais de m'y soumettre et, qui sait s'il ne s'offenserait pas, attribuant mon refus à des doutes concernant sa compétence? Mieux valait garder le silence sur mon accident et le mal qui m'en restait. Avec le temps, celui-ci passerait, probablement.

Le lendemain de mon arrivée à Taiyuan, je fis appeler un rickshaw pour me voiturer jusqu'à la demeure de Mme X. J'avais hâte de reprendre les colis entreposés chez elle, lors de mon départ pour Wou-T’ai-Chan et, surtout, de m'informer du moment où il conviendrait à son mari chinois de m'accompagner chez son ami, le directeur de la banque où je devais négocier un chèque sur Pékin. Il ne me restait que quatre dollars chinois (au cours d'alors, environ 25 francs français, nda)Comme j'allais sortir, les sirènes donnèrent l'alarme et le concierge m'avertit qu'après un second signal, il était interdit de circuler dans les rues. Il ajouta que je ferais bien de descendre dans un caveau s'ouvrant dans le jardin. Quelle avait été la destination originelle de ce souterrain minuscule? Rien ne l'indiquait. On y accédait en descendant une quinzaine de marches, l'escalier plongeant ensuite dans l'eau profonde de la hauteur d'une canne, qui couvrait le fond de la cave. Celle-ci n'était qu'un étroit couloir, large d'un mètre à peine et long de deux. En immergeant quelques piles de briques et posant des planches sur elles, le concierge avait construit un pont branlant sur lequel il nous était possible de nous tenir debout, pendant les raids des avions, offrant notre sang en pâture aux nombreux moustiques, hôtes du souterrain. Le signal indiquant que le danger était passé ayant été donné, je me hâtai d'aller chez Mme X. A ma grande stupéfaction, je n'y trouvai que deux domestiques. Ils m'apprirent que leurs maîtres étaient partis et refusèrent de me laisser reprendre mes bagages, prétendant, d'abord, qu'ils ne se trouvaient plus dans la maison et déclarant, ensuite, qu'ils ne pourraient me les délivrer que si je leur apportais une lettre de leur patron les y autorisant. Où donc était le conseiller X.? Où pouvais-je lui écrire? Les Chinois refusèrent de me donner son adresse. Cela leur avait été défendu. Leur maître allait de ville en ville, sans se fixer nulle part disaient-ils. Qu'allais-je faire? Pourquoi, sachant que je devais arriver incessamment à Taiyuan, ces gens n'avaient-ils pas averti les domestiques avant leur départ, leur indiquant les valises et les caisses qu'ils devaient me remettre? Et pourquoi s'étaient-ils portés garants de ce qu'il leur serait facile de me faire encaisser un chèque, dès mon arrivée?... Le monde est plein d'écervelés malfaisants; par quelle mauvaise chance avais-je rencontré ceux-ci sur ma route? (On verra, dans les pages suivantes, les conséquences, désastreuses pour moi, de l'étourderie des X, nda.)

Se lamenter ne servait à rien. Le révérend Pr... m'accompagna à la banque, mais, quoiqu'il y fût bien connu, on y refusa formellement d'accepter un chèque sur Pékin, les communications entre Taiyuan et Pékin se trouvant coupées. Si je n'avais pas eu d'argent ailleurs, en Chine, je ne sais ce que Yongden et moi serions devenus. Heureusement, j'en avais en dépôt à Changhaï, mais Changhaï, furieusement attaqué par les Japonais, était sur le point de tomber en leur pouvoir. Toutefois, je télégraphiai au consul général de France qui se trouvait être l’un de mes amis, le priant de voir mes banquiers et de me faire transférer de l'argent, télégraphiquement. «Vous ne pouviez pas mieux faire, me dit le révérend Pr..., seulement, en ce moment, les télégrammes mettent, souvent, de quinze jours à trois semaines pour parvenir à destination.» C'était là une circonstance fâcheuse de plus. L'avance des Japonais continuait; je ne voulais pas demeurer à Taiyuan après leur arrivée et m'y trouver, ensuite, prisonnière, dans l'impossibilité de me mouvoir au-delà de leurs lignes. Or, afin de quitter Taiyuan, il me fallait de l'argent pour payer les billets de chemin de fer. Et, en attendant notre départ, subordonné, lui aussi, au recouvrement de mes bagages détenus chez les X., Yongden et moi devions manger et nourrir nos domestiques. Le révérend Pr... me prêta vingt dollars. Le même soir, ayant remboursé les avances faites par le cuisinier et lui ayant remis, ainsi qu'à Hortche, quelque monnaie pour leur subsistance, je dépensai seize dollars: il m'en restait, de nouveau, quatre.

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