Le dernier voyage du paquebot (1/2)

© Jean-Claude Péclet
Le Buffet première. La salle, classée sera rendue à son allure originelle après les travaux, sans les séparations et les luminaires.

En janvier 2016, le Buffet de la gare de Lausanne a fermé ses portes pour deux ans de travaux, entraînant le licenciement de 84 personnes. Portraits de celles et ceux qui ont fait tourner cet établissement unique toutes ces années, parfois depuis 45 ans comme Marie-Thérèse.

Ce mercredi 6 janvier 2016 avant neuf heures, ils font déjà la queue. Dans la journée, environ trois mille personnes vont s’arracher les 887 chaises, 313 tables, 480 luminaires, 830 cendriers du grand café qui aurait dû célébrer ses cent ans d’existence cette année. Plus la légendaire horloge du Freeport qui avançait (exprès) de cinq minutes, les piles de nappes en tissu, des fours à gaz, un pressoir de 1876, un piano droit, des casseroles à moules, les podiums de la Salle des Cantons qui ont vu défiler tant de politiciens, bonimenteurs, évangélistes…

Un véritable inventaire à la Prévert. Un septuagénaire songeur observe la cohue des chasseurs de bonnes affaires: «Tout ce qui sort, c’est le restaurant qui explose. Je m’en remettrai, mais cet établissement était unique.» Ses mains n’enserrent qu’une petite salière, achetée «comme souvenir».

Les objets ont-ils une âme? Les salles ont-elles une âme? La gauche lausannoise le pense puisqu’en 2008, apprenant que l’aile ouest de la gare allait être rénovée, elle lançait une pétition pour défendre les «lieux de parole et de rencontre face à la marchandisation». Après avoir récolté 1’400 signatures, elle a réussi à en sauver trois petits.

Etrangement, la même gauche est restée muette quand, début 2015, un entrefilet de 24 Heures a annoncé que la fermeture du Buffet, pour deux ans de travaux, entraînerait le licenciement de ses 84 collaborateurs. Les défenseurs de la veuve et de l’orphelin n’ont pas eu un mot pour saluer ces travailleurs, étrangers pour la plupart, qui leur apportaient les bouteilles d’Henniez sur les nappes vertes autour desquelles eux-mêmes redessinaient un monde supposé meilleur.

Leurs visages, pourtant, auraient dû leur être familiers. Celui de Marie-Thérèse par exemple, qui s’occupait justement des salles de réunion depuis… 45 ans. Vous avez bien lu: en quarante-cinq ans de service, elle a connu quatre générations de patrons, des Péclard à Carlo de Mercurio, en passant par Eugène Chollet et Alexandre Scheuchzer. 

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Marie-Thérèse, responsable des salles de réunion, 45 ans de service. © Jean-Claude Péclet

Même si Marie-Thérèse disait être contente d’arrêter, à son âge et avec sa fille handicapée dont elle s’occupe, elle a pleuré plus d’une fois, fin novembre, lors de la petite fête organisée en son honneur.

Horacio n’avait «que» vingt-quatre ans de service. C’est à lui que j’ai pensé d’abord quand j’ai lu l’article de 24 Heures, peut-être à cause de sa moustache, de son accent légèrement chantant, ou de l’étincelle malicieuse qui éclairait son regard lorsqu’il servait mon café matinal au Buffet première. 

Je travaillais alors au Matin Dimanche et me suis dit qu’il serait élégant de consacrer une page aux portraits de celles et ceux qui ont fait tourner le Buffet toutes ces années. 

La direction de ce dernier n’y était pas opposée mais trouvait que ce n’était pas le bon moment, juste après la confirmation des licenciements à venir. Certes, tout était en règle – simple résiliation de bail au regard de la loi, donc pas de plan social. Le délai pour trouver un autre emploi était confortable, rien à redire. Juste cette petite boule au ventre à l’idée que cette fois, c’était bien la fin. Nombre d’employés, j’allais m’en rendre compte, ont mis du temps à s’y faire.

Puis est arrivée la retraite – la mienne. Je n’avais pas de projet précis; l’une de mes premières initiatives a été de monter les escaliers un peu décatis séparant le Buffet première du Freeport et pousser la porte («Entrer sans frapper») pour proposer au directeur Paul Naeff l’échange suivant: il me laissait vadrouiller avec mon appareil photo dans les différents établissements du Buffet, les cuisines et les coulisses, y faire le portrait des employés qui étaient d’accord et le leur offrir, dans la perspective d’un livre-souvenir à la clé.

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Horacio, serveur au Buffet première, 24 ans de service, fumant une cigarette sur le quai 1 juste avant l'ouverture à 6 heures du matin. © Jean-Claude Péclet

Ainsi fut dit, ainsi fut fait. D’abord un peu surpris par ce retraité qui passait de longs moments à les observer, les employés m’ont accepté, je n’ai essuyé aucun refus. 

Dès le premier jour, Paul Naeff a joué le jeu sans retenue aucune. Il a commencé par me faire le tour du propriétaire – ou plutôt du locataire, puisque les lieux appartiennent aux CFF. J’ai immédiatement pensé à un paquebot, avec sa soute, ses cabines pour l’équipage, sa salle de bal, ses réserves et recoins.

En sous-sol, à côté des vastes cuisines, j’ai découvert la boulangerie qui chaque jour préparait des centaines de sandwiches, tranches de pizzas, croissants et autres cargaisons de viennoiseries pour l’Eurocafé et le Pendolino, tous deux dépendant du Buffet. 

Deux équipes de boulangers, dont une femme, Catherine, s’y succédaient jour et nuit à un rythme soutenu. J’ai suivi leur travail dans le stress et la chaleur, et j’ai volontiers cru Christian quand il m’a dit entre deux fournées que «dans ce métier, on ne vit pas très vieux». 

Dans les combles, j’ai découvert la lingerie où ont travaillé jusqu’à cinq personnes – contre deux en 2015, Dijana et Khady. En-dessous, un couloir donnait sur une douzaine de chambres où vivait, entre autres, Nuno, le vendeur de boules de Berlin du passage sous-voies.

Les caves, refaites en 1991 par Alexandre Scheuchzer qui reprenait le Buffet avec de grandes ambitions, semblaient surdimensionnées quand je les ai vues, annonçant déjà la fin prochaine. Un cambrioleur n’y aurait guère trouvé de grands crus à emporter. 

A côté de l’atelier de Stéphane le mécanicien, entre des palettes de boissons et un vélomoteur à l’abandon, une porte donnait sur des cuves contenant 8’000 litres de bière. «Le couloir se poursuit jusque de l’autre côté de la gare», a précisé Paul.

Sur ce navire, la partie la plus modeste était la cabine du capitaine. «Bonjour, Buffet de la gare de Lausanne à votre service…» A part le bureau vitré de Mercedes (30 ans de service), dont l’une des tâches consistait à trier les appels extérieurs avec Marion l’apprentie, les autres locaux de direction étaient exigus et souvent inoccupés: au Buffet, c’est sur le pont qu’on est le plus efficace. 

Dans une minuscule salle obscure destinée aux réunions internes, une tête de cheval en bronze jouait les serre-livres pour quelques classeurs que, manifestement, on ne consultait pas souvent.

«Avez-vous des archives?», ai-je demandé à Carlo de Mercurio, le dernier gérant. Pas vraiment. Les CFF? Pas davantage. Peut-être les héritiers d’Eugène Chollet, qui régna sur le Buffet pendant vingt ans? Hélas, le livre d’or où il avait recueilli les signatures de l’Aga Khan, d’Andreï Gromyko, de Milos Forman et de l’abbé Pierre (entre autres) était enfoui dans un carton qu’il n’était pas possible d’exhumer à temps: «c’est de l’histoire ancienne, nous avons tourné la page», m’a-t-on répondu.

Sans doute. Mais cette histoire-là dépasse la vie ordinaire d’un simple buffet de gare. Par sa situation géographique, celui de Lausanne a été le point de convergence non seulement des Vaudois mais de toute la Suisse romande. Combien de clients l’ont-ils fréquenté? Je me suis risqué à une estimation, conservatrice, de quatre cents personnes en moyenne, fréquentant 365 jours par an ses cafés, salles et comptoirs de vente. Cela fait environ quinze millions de personnes depuis 1916, probablement beaucoup plus.

Parmi ces millions de clients d’un jour ou réguliers, j’ai rencontré Clarisse Holik, arrivée tout exprès de la banlieue parisienne pour se restaurer une dernière fois au Buffet avant les travaux. «Quand j’étais petite, dit cette élégante sexagénaire, nous venions chaque année skier en Valais en faisant étape près de la frontière. La tradition était de prendre le petit déjeuner au Buffet. Ce qui m’a marqué? Les nappes blanches, le cadre boisé avec ses belles fresques de paysages suisses, la gentillesse du personnel. Je désirais revoir tout cela avant qu’il ferme.» Sa madeleine de Proust, en quelque sorte.

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Le Buffet première. La salle, classée sera rendue à son allure originelle après les travaux, sans les séparations et les luminaires. © Jean-Claude Péclet

Le Buffet est aussi le lieu discret où se sont tissés et défaits d’innombrables liens professionnels, politiques ou amoureux, le réceptacle de confidences, d’interviews, de projets et de complots. 

«Voyons-nous au Buffet…» La cinéaste Ursula Meier et le scénariste Antoine Jaccoud y ont conçu ensemble le film L’Enfant d’En Haut. Des conseillers nationaux en ont fait leur bureau matinal en attendant l’Intercity pour Berne. La photographe Julie de Tribolet appréciait «l’ambiance, les plats traditionnels». La responsable romande de Swissaid Catherine Morand y préparait sa prochaine conférence de presse. L’éditeur Pierre-Marcel Favre y a rencontré l’un des plus célèbres militants d’extrême-gauche romands, arrêté plus tard pour attentat à l’explosif. Le soussigné y a été engagé deux fois (l’entretien officiel qui suivait n’était que pure formalité) et y a engagé au moins un collaborateur.

Dans ses salles du premier étage, dont la principale dite «des Cantons» sera livrée aux marteaux-piqueurs ainsi que la plus grande partie des locaux (sauf la salle de première classe), le Buffet de la gare de Lausanne a été un incroyable sismographe de tous les grands débats politiques et sociaux qui ont agité la Suisse depuis un siècle. 

Les voix de Franz Weber, Jean Ziegler, Gottlieb Duttweiler (fondateur de la Migros) ou de l’avocat Jacques Vergès y ont tonné. Des assemblées plus houleuses que ne le laisse supposer la légendaire placidité vaudoise ont fait vibrer ses murs. Sans oublier les lotos – jusqu’à une soixantaine par saison –, les banquets bien arrosés célébrant le pays ou le succès d’une entreprise, les soirées des sociétés locales. Sans oublier non plus les prédicateurs et les vendeurs à la langue bien pendue.

Comment restituer cette existence vibrante? L’idée m’est venue de parcourir les archives électroniques de cette autre institution qu’est la Feuille d’Avis de Lausanne, aujourd’hui 24 Heures. Travail de bénédictin, mais fructueux. En un siècle, le Buffet de la gare de Lausanne a été mentionné plus de mille fois dans le principal quotidien vaudois. Parmi les références figurent beaucoup de petites annonces, souvent répétitives mais instructives à leur manière. 

Au début, les articles sont généralement de simples compte-rendus d’apparence anodine qu’il faut lire entre les lignes, ou replacer dans leur contexte historique. Au milieu de tout cela se cachent des perles, quelques reportages étonnants. Quand on se rapproche de l’époque actuelle, les références diminuent en même temps que le ton devient plus indépendant, parfois critique.

De cette matière abondante, j’ai tiré huit «tableaux» qui, je l’espère, évoquent la richesse de ce qu’a été le Buffet de la gare de Lausanne.

Premier tableau, 1916. «Nous avons un buffet modèle!»

Alors que la guerre fait rage autour de la Suisse, la construction de la nouvelle gare de Lausanne touche à sa fin. Le Comptoir suisse n’existe pas encore, sans parler du campus universitaire avec ses salles de conférence design. La pauvreté est toujours répandue en Suisse, la vie très simple. 

Dans ce tableau, le Buffet de la gare de Lausanne brille de tous ses feux. Il est le lieu de rendez-vous par excellence: gastronomique, politique et économique – c’est-à-dire principalement agricole à ce moment-là. On y joue de la musique, les garçons du Buffet première en jettent avec leur noeud papillon, leur grand tablier de brasserie et leur poche à monnaie. La clientèle, en tout cas celle du Buffet première classe, s’y rend elle aussi en «habits du dimanche».

La veille de l’ouverture au public, le rédacteur (anonyme) de la Feuille d’Avis livre une description détaillée et dithyrambique du nouvel établissement. Ce témoignage historique mérite d’être cité intégralement: «Ah! Ma foi, il ne laissera rien à désirer, croyons-nous. Nous aurons un buffet digne de notre ville, et nous ne doutons pas que dans ses meubles et sous la direction de M. Vauthey, le concessionnaire, le Buffet de Lausanne n’ait vite reconquis son ancienne et juste renommée (le premier Buffet, construit en bois, datait de 1863).

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José, serveur au Buffet première, 16 ans de service. © Jean-Claude Péclet

Les journalistes lausannois ont eu hier le plaisir de visiter le nouveau Buffet. Ils rapportent unanimement de cette visite la meilleure impression, à tous égards. Pour la distribution et l’aménagement de cette partie de l’édifice, les architectes, MM. Taillens et Dubois, Monod et Laverrière, se sont inspirés de ce qu’il y avait de mieux en Suisse, soit dans les buffets des gares, soit dans les hôtels. 

Rien ne manque qui soit susceptible d’assurer, suivant la formule, « un service prompt et soigné » dans toute l’étendue du terme. Et cela est important, certes, dans un établissement de ce genre.

A l’étage supérieur, l’appartement du buffetier et les chambres du personnel; leurs occupants n’auront, croyons-nous, aucun sujet de se plaindre; tout y est fort bien compris. A l’étage au-dessous et éclairée par de larges baies ouvertes sur la place: une grande salle – dite des XXII Cantons, à cause de la décoration montrant les armoiries de nos 22 Etats suisses – est destinée à de grandes assemblées et banquets; elle peut contenir de 350 à 400 personnes. 

A côté, une salle de moindre dimension, très gracieuse elle aussi. Enfin, flanquant la grande salle, deux petits salons pour des réunions ou dîners plus intimes. Tous ces locaux sont ventilés et chauffés suivant les procédés les plus perfectionnés et sont en relation directe, par des monte-charges, avec la cuisine, les offices et la cave.

Au rez-de-chaussée, ouvrant sur la place et sur les quais, le Buffet de Ière et IIᵉ classe (côté ouest), le Buffet de IIIᵉ classe (côté est) séparés par l’office. Ces deux salles, comme celle de l’étage, sont décorées avec beaucoup de goût et d’originalité et tout y est aménagé pour la plus grande commodité du public et du personnel, pour la rapidité du service et la facilité du contrôle. 

On admire particulièrement la menuiserie en chêne du Japon, du Buffet de Ière et IIᵉ classe, et celle en pitchpin du Buffet IIIᵉ classe; ces bois superbes de veine et de ton ont été admirablement travaillés. Les appareils de lustrerie sont aussi d’un dessin original.

Au Buffet de IIIᵉ classe, très vaste, il y a en outre une galerie pouvant contenir une soixantaine de personnes. Au Buffet de Ière et IIᵉ classe, il y a, pour les personnes désirant être un peu à part, un podium avec trois tables et un petit salon annexe.

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Carole, serveuse au Buffet première. © Jean-Claude Péclet

La décoration du Buffet de Ière et IIᵉ classe est traitée dans les tons bleu et or, elle sera complétée d’ici l’automne par cinq grandes toiles représentant: Genève, Neuchâtel, Fribourg, la contrée de Montreux et le Viège-Zermatt. La décoration du Buffet de IIIᵉ classe, d’une tonalité rouge, très gaie, comprend des médaillons qui seront occupés par des réclames, sous forme de peinture, des divers chemins de fer secondaires suisses.

Passons au sous-sol. Un monde. C’est une théorie de locaux très vastes, très clairs, rayonnant autour de la grande cuisine, cœur de ce royaume souterrain. Comme nous l’avons déjà dit, rien n’y fait défaut et tout l’agencement est des plus modernes, c’est-à-dire dernier cri. Les diverses machines pour le nettoyage et le coupage des légumes, pour la confection des pâtisseries, sont actionnées à l’électricité. 

Il y a une machine à fabriquer la glace, partant l’air froid, qui de là est distribué dans tous les locaux, au gré de ceux qui en désirent. Pour l’air chaud, s’adresser au chauffage central. Il y a des locaux frigorifiques pour la conservation des viandes et mets divers; d’autres pour la conservation de la bière. De puissants ventilateurs évacuent au dehors toutes les émanations des cuisines et de ses services annexes.

Quant aux caves, dont l’aménagement ne laisse non plus rien à désirer, nous pouvons dire, par expérience, que M. Vauthey attend de pied ferme et sans aucune perplexité les palais les plus exigeants. Nous avons un buffet modèle!»

Deuxième tableau, 1917 et 1939. Quand passe le train de l’Histoire.

Très vite, l’actualité locale et suisse résonne dans les salles du Buffet. En revanche, le fracas de l’Histoire, en particulier celui des tranchées de 14-18, est beaucoup plus assourdi. 

Parfois cependant, au passage de certains trains, la guerre n’est plus seulement ce roulement de tonnerre lointain dont on compte avec angoisse les secondes qui le séparent de l’éclair entrevu. Elle prend, brièvement, un visage tragiquement humain.

C’est ainsi que, le 17 décembre 1917, un convoi de 44 prisonniers de guerre malades en provenance d’Allemagne (38 Français et 6 Belges) s’arrête en gare de Lausanne. Les premiers vont être internés au Pont (Val-de-Joux), les seconds à Yverdon. 

Pendant leur longue attente à Lausanne, les Samaritaines de Lausanne servent aux soldats éclopés un déjeuner et un dîner dans la salle qui est alors celle des XXII Cantons. Délicate attention, un pianiste y joue la Marseillaise, la Brabançonne et des airs populaires suisses, français et belges.

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Alexandra, cheffe de service au Buffet première. © Jean-Claude Péclet

Les textes d’auteur sont rares dans les journaux publiés avant la Seconde Guerre mondiale. D’où l’intérêt du reportage signé Michel Jaccard dans la Feuille d’Avis du 21 juin 1939. Le journaliste est allé à la rencontre d’une septantaine de très jeunes orphelins espagnols qui, eux aussi, font halte en gare de Lausanne sur le chemin du retour, après avoir été accueillis dans différents homes de Suisse romande. 

«Ils ont mangé de bon appétit, écrit-il, et maintenant, ils sont tout à la joie du départ. Ils rient, s’amusent, s’interpellent dans leur langue roulante et saccadée, leurs yeux de jais étincelant dans un teint de bistre. Dans un coin, un gaillard de six ou sept ans a claqué une fillette du même âge et tout le groupe participe à la bagarre. Il faut la voix, sévère à dessein, d’une surveillante pour calmer ce petit monde.»

Le journaliste s’approche d’un «petit homme de douze ans, au visage marqué de taches de son, aux crins rebelles, et qui a l’air d’un bon petit diable.
– Comment t’appelles-tu, grand garçon?
– Je m’appelle Manuel Herredia.
– Et tu habites?…
– A Erandio, Calle Astrabadua! 

Il récite l’adresse tout d’une haleine, comme une leçon apprise. – Alors, tu es content de retrouver tes parents? Le visage du gosse s’assombrit. – Je n’en ai plus, répond-il de sa voix gutturale de gosse qui mue. Mon père il est mort à la guerre. Ma mère, c’est les bombes.»

Troisième tableau. Saoulons et larrons.

Au début, le Buffet de la gare avait des salles de première, deuxième et troisième classes. Ensuite, il n’y eut plus que la première et la deuxième. Puis la seconde a été transformée en pub et rebaptisée «Freeport». Un chercheur y trouverait matière à dissertation sur la volonté des sociétés contemporaines d’effacer, en surface du moins, ce qui pourrait souligner les stratifications sociales.

Reste que le Buffet a toujours été un lieu de rendez-vous où se côtoyaient, sans se frotter les uns aux autres, des bourgeois tranquilles et des personnages interlopes, des gens comme il faut et des clients prompts à basculer dans l’excès. Parfois, l’histoire des seconds a trouvé son épilogue dans la chronique judiciaire ou celle des faits divers.

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L'alcôve boisée du Buffet première avec le portrait de l'ancien conseiller fédéral Paul Chaudet. © Jean-Claude Péclet

C’est ainsi qu’en septembre 1927, Octave C., ex-employé communal de Lausanne âgé de 47 ans, est jugé pour avoir heurté avec sa voiture – et tué – un motocycliste près de Morges. Le Tribunal de district reconstitue son emploi du temps avec l’humoristique minutie que voici:

«A sa sortie du bureau, l’accusé s’était rendu avec son auto à l’Abbaye de Mont-sur-Rolle pour y chercher des bouteilles de vin qu’il devait transporter aux Plaines-du-Loup. A Mont, il consomma un malaga et prit sa part d’une bouteille dégustée entre cinq personnes. Sa livraison aux Plaines-du-Loup effectuée, il se rendit au Café Lausanne-Moudon, où il trinqua en compagnie de quelques connaissances, fit un arrêt dans un café de La Sallaz, et rentra chez lui, à Vers-chez-les-Blancs, aux environs de minuit, dans l’intention d’y souper. Ne trouvant, paraît-il, rien à manger, il ressortit, alla au Café populaire, espérant pouvoir s’y restaurer. L’établissement étant fermé, C. reprit sa machine et redescendit sur Lausanne. Nouvelle halte au Buffet de la gare et café kirsch. A 3 heures et demie du matin, C. était de retour à Vers-chez-les-Blancs, en compagnie de MM. R. et R. et tous trois se mirent à jouer aux cartes. La partie fut arrosée d’une bouteille de vin rouge. A 5 heures du matin, le trio, en auto toujours, se remettait en route pour Lausanne. On marqua le passage au Buffet où l’on but trois cafés, nature cette fois. De là, en société d’une aimable sommelière rencontrée sur la place de la Gare, on mit le cap sur Villette. Comme il faisait un peu frais, des grogs étaient tout indiqués. Chacun en absorba un ou deux – ce point n’est point nettement établi. Puis retour au Buffet. La sommelière les ayant quittés, les trois hommes, fraternellement et malgré l’heure matinale, partagèrent un demi-litre de vin.»

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Marco, cuisinier. © Jean-Claude Péclet

En octobre 1957, c’est un voleur valaisan qui s’y distingue. Après avoir dérobé 500 francs suisses (une belle somme, à l’époque) à un ouvrier travaillant sur le chantier d’un barrage, il s’est cru à l’abri en changeant de canton. Mais, donné aux policiers par son complice âgé de 19 ans, il est arrêté «au Buffet de la gare de Lausanne où il festoyait » – un peu trop tôt, apparemment.

En 1983, trois trafiquants d’héroïne comparaissent devant le Tribunal correctionnel de Lausanne. L’aîné du trio, qui avait été chargé de transporter 50 grammes d’héroïne de Bâle au Buffet de la gare de Lausanne, révèle le mot de passe qui devait l’identifier auprès de son contact: le mot «fleur», en hébreu.

En 2001, le Tribunal correctionnel de Vevey juge un escroc en série, Gérard W. Grâce à un agent infiltré, la police a repéré une prétendue «opération de change» consistant à troquer 300’000 francs suisses contre 450’000 dollars amenés par des malfrats bergamasques qui avaient des sommes «faramineuses» à blanchir. L’échange de mallettes a eu lieu au Buffet de la gare de Lausanne, «première classe bien sûr», précise le compte-rendu d’audience. Elles ne contenaient presque que des liasses de papier blanc.

D’autres affaires sont plus tristes, comme celle de Graziella. Après un mariage et un divorce, elle se retrouve à 22 ans sans profession ni domicile. Son port d’attache? Le Buffet de la gare de Lausanne. Son gagne-pain? Aborder des hommes ivres, se faire payer à boire et profiter d’un moment d’inattention pour voler leur argent, en moyenne 150 francs par personne, avec une pointe à 3’300 francs. D’entente avec l’un de ses compagnons logeurs, elle amène certaines victimes dans un studio et profite de leur état éthylique avancé pour les dépouiller de toutes leurs valeurs.

Quatrième tableau. Les Trente Glorieuses.

Qui se souvient encore qu’il y avait, en 1948, des carnets de rations alimentaires en Suisse? Comme ailleurs en Europe, la prospérité a soulevé le pays telle une marée soudaine dont on ne mesurait pas l’ampleur. A partir de la moitié des années cinquante, les ménages ont commencé à gagner assez d’argent pour s’acheter une voiture, voyager à l’étranger, s’offrir un bon repas au restaurant.

Le Buffet de la gare de Lausanne en profite largement. Son grand restaurant ne désemplit pas le dimanche. On se dispute les salles à l’étage pour expérimenter la nouveauté magique que représente un studio de télévision, ou présenter les gadgets ménagers qui vont simplifier la vie de Madame. Globomat SA, de Bâle, dévoile «un nouveau sensationnel show publicitaire» et offre un kilo de beurre suisse (sic) à chaque couple qui assistera à la présentation de ses produits, assortie de la projection du «splendide» film sonore en couleurs Le chemin du bon goût.

Des couleurs, encore, pour vanter en images animées les charmes de la Tunisie ou du partage d’appartements hôteliers. C’est moderne, qui y aurait songé il y a seulement dix ans? Les agences de voyage se succèdent, les conférences aussi. Castolin (entreprise aujourd’hui disparue) recrute à tour de bras et reçoit les candidats dans un salon du Buffet. Non loin de là, les saisonniers italiens posent leur valise et passent en file indienne l’humiliant examen de santé qui, à l’époque, ne fait hausser aucun sourcil.

On engage aussi, en août 1959, des «messieurs actifs et débrouillards, possédant une voiture, à titre de représentants et agents pour la vente d’une nouveauté sensationnelle dans la branche articles ménagers. Il ne s’agit ni d’aspirateur, ni de machine à laver ou appareil de cuisine. Grande possibilité de gain. Prière de se présenter au Buffet de la gare 1ère classe à Lausanne, avec photo et permis de séjour.»

Le Buffet lui-même se développe – il comptera jusqu’à 150 employés – à tel point qu’il manque de chambres pour les loger. Il cherche des «mansardes modestes à un ou plusieurs lits, meublées ou non, pour loger personnel masculin». Ledit personnel n’est pas trop regardant, reconnaissant même. En janvier 1953, un «employé au nom de tous» fait paraître une annonce remerciant «sincèrement les gérants, M. et Mme Péclard, pour leur dîner de Noël et leur gentille gratification de fin d’année: qu’ils trouvent ici l’expression de leur reconnaissance et leurs voeux de prospérité pour l’année 1953.» L’annonce paraît plusieurs années de suite.

Dans ce climat d’euphorie, quelques signes des problèmes à venir passent largement inaperçus. Ainsi cette conférence du docteur Pahud sur l’obésité, en 1957 à la Salle des Vignerons. Ou la journée d’information de la «Commission romande des consommatrices» sur l’étiquetage des produits, les premiers débats sur l’énergie nucléaire ou l’aménagement du territoire. Le grand registre des réservations des salles, s’il avait été conservé, donnerait une photographie assez exacte de ce qu’a été l’émergence de la société de consommation, et sa contestation.