Au moment où les Etats-Unis se préparaient à la guerre, en réponse aux attentats du 11 septembre 2001, le regretté spécialiste Fouad Ajami avait énoncé cet avertissement visionnaire: «Nous allons voir de nombreux caméléons doués pour se poser en amis de l’Amérique, mais du genre à n’être jamais là quand on a besoin d’eux.» L’absence de Riyad dans la guerre contre l’Etat islamique semble la dernière manifestation en date de cet agaçant défaut. Mais décrire la famille royale saoudienne comme un ramassis de caméléons ne suffit pas à expliquer pourquoi son comportement est si difficile à saisir. Le célèbre roman de Robert Louis Stevenson sur un dédoublement de personnalité, L’Etrange Cas du Dr Jekyll et de Mr Hyde, nous offre une métaphore plus pertinente. Dans l’œuvre de Stevenson, le Dr Jekyll est écartelé entre son tempérament bienveillant et l’envie irrésistible de faire le mal, problème qu’il tente de résoudre grâce à une drogue capable de le transformer à volonté en cet être sanguinaire qu’est Mr Hyde - puis de lui faire recouvrer sa personnalité. Malheureusement, la drogue nécessaire à la mue vient à manquer, et Mr Hyde finit par s’emparer complètement du Dr Jekyll. Les enquêteurs finissent par découvrir un corps arborant les traits hideux de Hyde mais les vêtements de Jekyll, qui s’est apparemment suicidé. Jusqu’où cette métaphore peut-elle nous aider à comprendre la «maison des Saoud»?
Appelons cette version du roman de Stevenson adaptée aux relations internationales «L’étrange cas du Dr Saoud et de Mr Djihad». Notre protagoniste, le Dr Saoud, règne sur un territoire plus gorgé de pétrole que tout autre au monde. Il est considéré comme un ami des Etats-Unis, lesquels espèrent comme lui que son immense richesse contribuera à la paix et à la prospérité des deux peuples. Le Dr Saoud veut la belle vie et succombe volontiers aux étonnants attraits de l’Occident moderne. Il aime également son rôle de gardien des Lieux saints de l’islam. Mais des voisins malveillants ont toujours menacé de le priver de ces plaisirs: d’abord les communistes soviétiques (les relations diplomatiques entre les deux pays ont été interrompues de 1938 à 1989), puis les ayatollahs iraniens et enfin Saddam Hussein. Heureusement que les puissants Etats-Unis s’étaient proposés de monter la garde devant son royaume; quand ces ennemis lorgnaient le pétrole du Dr Saoud, l’Amérique envoyait son armada pour le protéger. Quelque chose, cependant, faisait planer une ombre sur la vie en apparence enviable du bon docteur: sa personnalité charmante dissimulait de sombres obsessions, difficiles à gérer. Il était parcouru d’un frisson de dégoût dès qu’il songeait aux chiites; ou aux juifs; ou aux femmes qui conduisent; ou à l’idée même de sociétés libres, pluralistes et tolérantes. Quand surgissait cette hargne, des hallucinations venaient troubler ses pensées: il se voyait, dominateur, répandre le sang et mettre à genoux l’Occident. Une voix, tour à tour séductrice et menaçante, lui susurrait que ses instincts meurtriers étaient inspirés par Dieu. Le Dr Saoud se savait incapable de résister totalement à cette voix impérieuse, mais il avait conscience que céder entièrement à sa folie meurtrière le mènerait à sa propre mort. Quand il a pris conscience de ce dilemme, notre homme a cherché, et semblé trouver, une solution merveilleuse: une drogue capable de le transformer en un «Mr Djihad» bien distinct, grâce auquel il pouvait s’abandonner à ses vices tout en préservant la réputation et le savoir-vivre que le monde attendait du Dr Saoud.