Le 9 novembre 1895, une lettre envoyée de Paris parvient au secrétariat d’un hospice régional situé sur les hauteurs du lac de Constance. A cette heure matinale, au deuxième étage, reclus dans une chambre que la direction de l’établissement a gracieusement mise à sa disposition, un homme à l’abondante barbe blanche s’acquitte fiévreusement de la tâche qu’il s’est donné d’accomplir avant de mourir. Depuis qu’il est venu s’installer dans cette petite commune de Suisse orientale, il n’a de cesse de se rappeler à la mémoire du monde et de prouver que son œuvre, dont il se sent dépossédé, lui appartient de droit et pour l’éternité. Spolié par les hommes, il refuse d’être abandonné par l’Histoire. Alors, avec l’acharnement du désespoir, il rédige d’une main tremblante et couverte d’eczéma, sur des cahiers d’écolier qu’il accumule sur sa table depuis près de dix ans, cette vérité qu’il entend arracher à sa mémoire avant que d’autres s’en emparent à leur avantage.
Il aligne les mots, biffe des paragraphes et souligne des phrases entières au crayon de couleur. Il trace sur la page les faits de gloire dont on commence à peine à lui reconnaître la paternité. Il rature. Il s’applique tel un écolier consciencieux, car il sait que son nom, depuis quelques semaines, fait le tour du monde grâce à l’intervention d’un journaliste plein de zèle à son égard. Depuis peu, en effet, de nombreux articles se mettent à parler de lui, à propager son nom, alors qu’on le croyait mort depuis longtemps. On le rappelle au bon souvenir d’une mémoire collective qui l’a jadis encensé, puis renié jusqu’à l’oubli.
– Monsieur Dunant…
On vient de frapper à sa porte. D’abord faiblement, puis avec un peu plus d’insistance. Le vieil homme, prématurément affaibli par l’adversité, le dénuement et la maladie, continue d’écrire sans relever la tête, les mains dans une paire de mitaines et l’esprit occupé sous d’autres cieux. Il a probablement reconnu le pas de la sœur supérieure de l’hôpital, mais aussi sa façon de le tirer de ses rêveries, tout en douceur afin de ne pas contrarier ses pensées, sans jamais insister si d’aventure le vieux pensionnaire lui refuse sa porte. Car elle sait que le désespoir et l’angoisse, compagnons de route de la solitude, l’ont condamné à se garder de la compagnie des hommes.