Je regarde attentivement la capture d’écran d’un des reportages du 12 h 45 de la Télévision suisse (RTS). Plus j’analyse cette image, tirée du JT du 8 octobre 2020, plus je tente de décortiquer l’ambiance de ce cliché figé, plus je me dis qu’il illustre à lui seul l’imbroglio qu’est l’affaire de l’implantation des éoliennes dans le canton de Fribourg.
Si vous pouviez être à côté de moi, là, maintenant, nous nous trouverions dans la salle polyvalente de la Joux, sur le territoire communal de Vuisternens-devant-Romont, 2’300 habitants, district de la Glâne. Le soleil traverse les grandes baies vitrées, à gauche. Au centre de la scène, au fond, se trouvent six hommes en costume. Cinq d’entre eux sont assis face à un parterre d’une quinzaine de personnes. Comme moi, vous observeriez un moment volé de la conférence de presse organisée par les autorités du canton de Fribourg, qui présentent leur stratégie officielle pour le développement de l’énergie éolienne. Une stratégie accouchée dans la douleur après une longue et difficile gestation de plus de 20 ans, précise la journaliste de la RTS dans son commentaire, avant d’ajouter que sur les sept parcs éoliens figurant sur la carte présentée contre le grand écran, quatre sont validés par la Berne fédérale et que trois requièrent encore des adaptations.
Qui participe à cet événement vendu comme historique pour l’avenir énergétique de mon canton, celui où je suis né en 1972, où j’exerce ma profession d’avocat et vit ma famille? Il y a bien entendu le représentant du gouvernement fribourgeois, le conseiller d’Etat Olivier Curty. C’est le «boss» du dossier dans le canton puisque le Service de l’énergie (SdE), qui vient d’établir le volet éolien du plan directeur cantonal (PDCant), procédure administrative fixant la liste fermée des futurs sept sites éoliens, dépend de sa direction, celle de l’économie, de l’emploi et de la formation professionnelle (DEEF). Son collaborateur, Serge Boschung, chef du SdE, est d’ailleurs assis à ses côtés à la table des orateurs. J’y reconnais aussi Markus Geissmann, responsable du domaine de l’énergie éolienne à l’Office fédéral de l’énergie (OFEN). Jusque-là, rien à redire. Les autorités sont à leur place. Elles doivent défendre leur vision qui découle de la révision de la loi sur l’énergie approuvée par le peuple suisse en 2017. Ce qui est moins dans l’ordre des choses, c’est la présence en force des cadres de Groupe E sur notre arrêt sur image. Debout et visiblement en pleine représentation, à la droite d’Olivier Curty qui le regarde attentivement, je découvre Jacques Mauron, directeur général de Groupe E, l’énergéticien qui emploie plus de 2'700 collaborateurs et qui a réalisé un chiffre d’affaires d’un peu plus d’un milliard de francs en 2023. A cette table, il y a aussi Alain Sapin, membre de la direction de Groupe E et surtout président du conseil d’administration de Groupe E Greenwatt SA, en charge des nouvelles énergies renouvelables et donc du développement éolien, et Christian Pittet, responsable relations et affaires publiques auprès d’une autre société-fille de Groupe E, Groupe E Celsius. Ce dernier porte également la casquette de vice-syndic de Vuisternens-devant-Romont, hôte de la manifestation et de futurs parcs éoliens.
Et là, l’avocat que je suis, mais aussi le citoyen, chef d’entreprise et contribuable, ne peut pas s’empêcher de se poser des questions: n’est-ce pas problématique qu’Olivier Curty et Jacques Mauron se tiennent côte à côte pour louer la réalisation du volet éolien du PDCant qui, comme le claironne le patron de Groupe E, a permis d’écarter toute concurrence extérieure au canton? N’y a-t-il pas là une distorsion de concurrence vis-à-vis des autres acteurs du secteur qui n’ont pas été conviés à la fête, d’autant que la société anonyme est contrôlée à 80% par l’Etat de Fribourg et qu’Olivier Curty siège dans son conseil d’administration? N’existe-t-il pas de fait un profond conflit d’intérêts alors que Groupe E n’est pas un service étatique?
Si ces interrogations ne semblent pas effleurer les journalistes présents à la conférence de presse, la population, elle, se les pose. L’émission agit comme un électrochoc sur les habitants concernés – dont beaucoup ouvrent enfin les yeux sur le dossier éolien – et déclenche un énorme mouvement populaire. Très rapidement, de nombreux collectifs se forment et réclament des comptes à leur exécutif communal respectif, par le biais d’innombrables procédures basées sur la nouvelle Loi sur la transparence, qui oblige l’Etat et ses services à fournir les informations demandées par le peuple. Du moins sur le papier. Au début, les exécutifs interpellés opposent des refus d’accès aux documents, ajoutant à la défiance de leur population. Ils ne comprennent pas qu’avec la convention d’Aarhus, signée par 39 pays dont la Suisse en 1998, la transparence est désormais la règle et le secret, l’exception. Le vent de la révolte renverse de nombreux murs durant les mois suivants, notamment ceux des administrations locales, cantonales et fédérales, peu collaboratives et plus promptes à cacher qu’à diffuser, rendant les collectifs encore plus curieux et plus actifs. Ils mettent progressivement en lumière que l’activité aboutissant à l’établissement du volet éolien du PDCant et à la désignation des sites de Groupe E Greenwatt SA n’est en rien le résultat d’un processus scientifique «indépendant et neutre», comme le prétend le gouvernement fribourgeois. En Glâne, dans la Veveyse voisine, ou dans les districts du Lac et de la Sarine, les régions qui devront accueillir des éoliennes selon le PDCant, des conventions secrètes signées entre les autorités d’au moins quatre communes et Groupe E Greenwatt SA sont mises au jour par les collectifs dès la fin de l’année 2020. Ces lettres d’intention ne laissent aucun doute sur les relations confidentielles qu’entretiennent les deux partenaires dont l’objectif est de créer ensemble une société d’exploitation tout en se promettant de ne «conclure aucun accord sans l'adhésion de l'autre partenaire avec une autre personne physique ou morale concernant le développement de projets éoliens sur la commune».
Datée du 28 novembre 2016, la convention entre la commune du Flon et le développeur Groupe E Greenwatt SA est la première à émerger grâce à l’association Vents contraires. Sur le document de quatre pages, l’inscription «strictement confidentiel» est clairement visible. Ensuite, et c’est précisé dans les devoirs de la commune, le contenu de la missive est «confidentiel» et engage la commune à «faire valoir son poids politique sur les autorités locales, régionales et cantonales pour favoriser le développement harmonieux des projets des partenaires», «à favoriser l'adhésion des propriétaires fonciers ainsi que de la population impactée» et «à ne pas soutenir le développement de projets concurrents sur le même site». C’est une bombe. Dans les communes concernées, les esprits s’échauffent. Lors des assemblées communales, les citoyens réclament des explications. Si certaines administrations locales jouent la carte de la transparence, d’autres font encore et toujours la sourde oreille. C’est finalement les prises de position du préfet de la Glâne le 26 mars 2021, puis celles de la préposée cantonale à la transparence, qui rappellent les communes à leurs obligations légales. Le préfet demande ainsi «instamment aux autorités exécutives glânoises de transmettre l’ensemble des documents concernant le dossier éolien aux citoyens qui le demandent. La transparence totale dans un tel dossier est fondamentale». Les conseils communaux s’exécutent. Des milliers de documents seront ainsi portés à la connaissance des citoyens alors que le gouvernement fribourgeois joue encore la montre. «Selon les cas, la confidentialité ne doit pas forcément être comprise de manière absolue, ni dans le temps ni quant au cercle des destinataires», remarque-t-il le 27 avril 2021.