Sept.info | Ces trous de mémoire arrangeants
Beyrouth Lagoutte Beyrouth Lagoutte
Sur la côte de Dalieh, face à la grotte aux pigeons, les cabanes et autres maisons de fortune des pêcheurs locaux ont toutes été détruites. Ne reste plus que ces immeubles modernes qui surplombent l'un des derniers espaces à usage public du front de mer beyrouthin, comme si la ville et son béton devaient tout engloutir.© Stéphane Lagoutte / M.Y.O.P

Ces trous de mémoire arrangeants

Sept, le mook suisse #10, vous invite à une immersion dans ces mémoires qui ont des trous. En Suisse, au Liban ou en République dominicaine.

Je me souviens de cette photographie vue par hasard dans un quotidien de Beyrouth. Je sirotais un café sur une terrasse de la rue Hamra, au centre-ville. Il faisait beau en ces premiers jours de printemps. Chaud aussi. Tout était calme dans la capitale libanaise.

Un contraste total avec le militaire au visage paniqué que je voyais sur ce cliché. Lui courait vers une pelle mécanique qui s’apprêtait à explorer un trou de deux mètres de diamètre, creusé dans la chaussée de l’autoroute serpentant le long de la côte, vers Tripoli, au nord.

Un trou, un monstre d’acier, un officier en sueur et une histoire, celle d’une fosse commune de la guerre civile (1975-1990) retrouvée par hasard à la suite d’inondations. Et que s’est-il passé? Rien. L’orifice a été refermé. La machine de chantier a disparu dans les montagnes toutes proches. Et le soldat a repris son tour de garde sur une terrasse du coin.

Ainsi va la vie au pays du Cèdre où l’équilibre fragile entre les communautés religieuses est – paraît-il – à ce prix. Celui de l’oubli qui se lit dans les images du photographe Stéphane Lagoutte.

Celui du silence aussi autour notamment du scandale des «disparus» de la guerre, plus de 17’000, dont beaucoup se sont évaporés dans les geôles puantes du régime syrien après le retrait de son armée, nous raconte Emmanuel Haddad.

Ceci dit, le Liban n’est pas le seul pays de la planète à souffrir de trous de mémoire «politiques» qui permettent, soi-dit en passant, aux anciens saigneurs de guerre de devenir les nouveaux seigneurs de la paix. Sans passer par la case justice bien entendu.

Prenez la Suisse. Elle a totalement oublié que certains de ses riches marchands et futurs banquiers avaient fait fortune grâce au trafic d’esclaves africains, entre les 17e et 19e siècles.

Quant aux Etats-Unis, ils ont effacé de leur mémoire le génocide des mal-nommés Indiens, massacrés par millions et remplacés par des «noirs». Ceux que les Helvètes transportaient à prix d’or.

Or cette page sombre de nos histoires devrait encore résonner aujourd’hui alors que les descendants de ces pauvres ères sont chassés par la République dominicaine. Elle ne veut plus de ses travailleurs haïtiens. Depuis 2014, plus de 50’000 d’entre eux auraient été rapatriés de force. Dans le silence de la communauté internationale.

Et ne croyez pas non plus que cette épidémie d’omission ne touche que les Etats. Elle a également infecté nos chers médias qui ont pris la désagréable habitude ces derniers temps de préférer l’émotion à leur devoir de vérité.

Rappelons-nous que nous étions tous Charlie en janvier 2015. La larme à l’œil. Les attentats, les morts, l’atteinte à la liberté de la presse, tout y était passé.

Belle hypocrisie en fait quand on pense à la discrétion gênée qui a suivi la sortie du livre réquisitoire de Denis Robert sur la face cachée de l’hebdo satirique. Mohicans dénonce les magouilles et aurait mérité un débat à lire l’interview qu’il a accordée à Fabrizio Calvi.

Et bien non, Denis Robert a été occulté par de nombreux confrères. Chez nous, on ne critique pas les morts, mon bon monsieur. Comme au Liban, on ne les déterre pas. Question de priorité.

Or on oublie très – trop – vite que l’amnésie est mère de l’injustice. Une injustice qui abreuve ensuite les sillons des guerres et des révolutions avec le sang des innocents. 

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