Je revois ces énormes tentacules sortir de cette mer démontée. Menaçantes et puissantes, elles tournoient dans le ciel incertain de cet océan lointain. Elles semblent danser sur les vagues rugissantes avant de fondre sur les pauvres marins du Nautilus et d’étreindre goulument le sous-marin du capitaine Nemo.
Je devais avoir six ou sept ans quand j’ai assisté pour la première fois à l’attaque de la pieuvre géante dans le 20’000 lieues sous les mers de Disney. J’étais scotché à l’écran de la télévision familiale. Subjugué par une telle puissance. Apeuré également. Depuis, de l’eau a coulé sous les ponts des navires démolis du côté de Chittagong, les enfants marins du pensionnat belge de l’Ibis ont toujours le vague à l’âme et Kirk Douglas ne ferait plus de mal à un kraken, même fatigué.
Mais en y repensant, au moment de boucler ce numéro de Sept consacré à l’homme et la mer, je ne peux pas m’empêcher de me dire que Jules Verne (1828-1905) était décidément un sacré visionnaire. Car à travers cette scène d’un animal défendant son univers face à des humains envahissants, il nous a avertis, lui l’enfant de la révolution industrielle, de cette nouvelle religion du progrès à tout prix.
A force de chercher la mer, nous allions la trouver. A force de l’exploiter, elle se montrerait moins amicale, mais aussi moins généreuse. A force de tirer sur les filets, nous allions la dépeupler. Et ce ne sont pas les Japonais qui ont dit le contraire à notre reporter Johann Fleuri. Ils raffolaient de viande de baleine. Vieux souvenir. Faute de cétacés. Massacrés. L’homme. Encore et toujours. Les pêcheurs de la mer d’Aral ont eux aussi perdu leur gagne-pain, évaporé pour quelques champs de coton dans le désert d’Asie centrale. Aujourd’hui, ils reprennent espoir grâce à un barrage providentiel et à la renaissance de leur petite mer, comme a pu constater le photographe Didier Bizet. Mais le mal est fait.
C’est d’ailleurs étonnant à quel point nous méconnaissons les étendues d’eau qui recouvrent la majeure partie de notre planète bleue. Comme si ce monde du silence devait rester invisible. Comme s’il n’avait pas de droits. Ce sont aussi les derniers lieux d’aventure et de découverte. Bien plus accessibles que Mars ou Vénus. Bien moins bling-bling qu’un tour du monde en avion solaire.
Or nous négligeons nos mers en nous disant qu’elles peuvent servir de cimetières à nos déchets ou que de toute manière, les tonnes de plastique qui s’y amoncellent ne dérangeront que les poissons. A tort. L’apparition en surface des calamars géants ou autres régalecs, ces gardiens des profondeurs, a toujours eu valeur d’avertissement à travers les âges, souligne l’écrivaine Marina Warner. Quelque chose bouge dans les abysses. Et si nous n’y faisons pas plus attention, si nous ne réagissons pas, la facture risque d’être salée. Le compte à rebours a commencé…
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