Ne lisez jamais La Prose du Transsibérien! Si vous le faites, si vous osez vous plonger dans la longue poésie de l’écrivain suisse Blaise Cendrars, ne soyez pas étonné d’être pris d’une terrible envie de sauter dans le premier wagon venu et de filer fissa vers Vladivostok, via Moscou, Perm, Omsk et Oulan-Oude... J’ai succombé à cette tentation il y a quelques années. Un choc. A peine le bouquin du Neuchâtelois posé sur ma table de chevet, qu’il m’a fallu grimper dans cette étrange bête d'acier. Comme lui, je voulais sentir ce long tortillard se dodeliner sur les rails de l’immense Sibérie. Je devais entendre sa mélodie métallique qui vous accompagne jour et nuit durant six jours.
Au passage, j’ai compris que l’Europe ne s’arrête pas à l’Oural. Les habitants d’Irkoutsk vous fusillent du regard quand vous prétendez le contraire. Que la Russie ne sera jamais conquise, ni occupée. Car trop grande, trop étendue, trop compliquée.
Non, elle préfère être séduite. Et entre nous, ses habitants, son espace... et ses matières premières valent bien une cour. Les chancelleries européennes occidentales, qui finalement ne représentent qu’un confetti de notre continent, devraient s’en souvenir et prendre elles aussi cette ligne qui vous immerge dans une terre bien plus bigarrée que ne pourraient l’imaginer les hommes de la Marine, bien plus multiculturelle et également plus multiethnique.
Une autre Europe, la vraie Europe, celle du moins que nous devrions bâtir de la Manche à la mer du Japon, avec ses grandes villes, ses millions d’habitants et une histoire commune... grâce à ces 9'000 km de rails qui courent à travers les bois et les champs.
Si la révolution russe de 1917 a réussi, c’est grâce à ce train, l’armée rouge pouvant plus facilement déplacer ses troupes. Si Staline a pu résister à Hitler durant la Seconde Guerre mondiale, c’est aussi grâce à ce cordon ombilical avec l’Extrême-Orient qui a permis d’amener hommes et armes sur le front. Si le régime communiste a pu déporter ses opposants dans les goulags...
Ce poumon économique de la Russie, ce monument culturel mondial symbolise aussi cet «Est» indocile, insondable, irrévérencieux comme peuvent l’être les cheffes de cabine qui vous tapent simplement sur les fesses avec leur drapeau de contrôleuse pour vous faire comprendre de monter dans le wagon après chaque escale. Rarement à l’heure, souvent au ralenti, l'omnibus n’en fait qu’à sa tête finalement. S’arrête au beau milieu des bois. Roule à deux à l’heure puis se lance dans une course effrénée avant de cracher ses fumées de diesel pour grimper l’Oural. A chaque fois, il vous rappelle que l’Occident normé devrait mettre un peu d’eau dans sa vodka et du temps dans ses urgences.
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