J’étais haut comme trois meules de Gruyère, lorsque j’ai entendu ces deux mots. Surprenants. «Enfant placé». J’ai un vague souvenir du moment. Les grands de ma famille, lors d’un repas de Bénichon probablement, parlaient d’un gosse, un cousin éloigné, que sa maman avait eu hors mariage dans les années 1930. Et qu’elle avait dû abandonner, sans le sou, au bon vouloir de l’Etat, avant d’aller refaire sa vie ailleurs.
Son fils fut, lui, placé dans des familles d’accueil. En tant qu’employé de ferme. Une main-d’œuvre bon marché et recherchée à l’époque. Surtout un doux euphémisme pour ne pas parler de cet esclavage moderne couvert par un Etat trop content de débarrasser ses orphelinats de ces bouches inutiles.
Et il ne fut pas le seul. En Suisse, plus de 100'000 filles et garçons furent ainsi «volés» au XIXe et jusque dans les années 1980, victimes des pires maltraitances, souvent mal nourris, voire abusés physiquement et sexuellement. A sa majorité, ce gosse avait tenté de se reconstruire dans les rangs de la légion étrangère avant de mourir, la peau trouée par la mitraille, à Diên Biên Phu. En 1954. Il avait fui la pauvreté. Comme ces migrants africains vendus au plus offrant sur les marchés de Libye. Eux aussi ont rêvé d’échapper à la misère en traversant le désert du Sahara.
Et ne croyez pas que cela soit une réalité alternative de plus. Non. Alors que la traite des êtres humains est censée être une histoire ancienne, les statistiques dénombrent davantage de personnes en situation de servitude de nos jours qu'à toute autre période de l'histoire. Selon l’ONU, plus de 40 millions d'êtres humains, dont 71% de femmes et d'enfants, vivaient sans droit ni loi en 2016. Sans existence, en somme. Une honte silencieuse qui touche tous les pays. Tous les continents. Que cela soit en Europe sur les trottoirs de nos grandes - et moins grandes – villes devenus des bagnes pour filles de joie. Au Kirghizistan où les jeunes femmes sont mariées de force. Au Qatar où des centaines d'immigrés sont exploités sur les chantiers de construction de la Coupe du monde 2022 de football. En Arabie saoudite où les bonnes servent à tout. Au Brésil où Marinalva Dantas se bat contre le travail forcé dans les exploitations agricoles.
Lisez aussi le témoignage de Yargue et de son frère Saïd nés en Mauritanie, l’un des derniers pays au monde à avoir aboli officiellement l’esclavage en 1981. Asservis depuis leur naissance, ces deux adolescents ont osé briser la loi du silence en attaquant leurs anciens maîtres en justice. Tiphaine Gosse les a rencontrés et écoutés longuement. Une immersion indispensable, périlleuse et courageuse qui lui a valu d’être menacée par les autorités locales avant d’être expulsée de ce pays en avril 2017. Sans ménagement.
Scandaleuse atteinte à la liberté d’informer qui nous est chère. Cette liberté qui nous permet de porter la plume dans la plaie. Mais aussi et surtout de donner la parole à ceux qui ne l’ont pas.
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