«Vous pouvez y aller, elle fait une exception pour les journalistes suisses», m’a dit son fils Ken. C’est lui qui filtre les contacts, faisant passer les visiteurs par son studio de photographe à Phoenix, Arizona.
La maison de sa mère, on y accède au bout d’un chemin de terre en zigzags, tout au bout des banlieues tentaculaires de la ville en plein désert. Moteur éteint, le silence se fait total. Chaleur, lézards, cactus. La maison est blanche sous un ciel bleu profond, surmontée d’un drapeau suisse un peu déchiré. A l’intérieur, il faut prendre le temps d’habituer ses yeux à la pénombre d’une vaste pièce unique au plafond boisé, parcimonieusement dotée de petites fenêtres. Je demande s’il y a quelqu’un, le temps semble suspendu, puis une petite voix rocailleuse se fait entendre, m’invitant à la rejoindre à l’autre extrémité.
– Mrs Kübler-Ross?
– Yes.
Cette petite femme rabougrie, qui semble figée dans son fauteuil percé, presque un lit, le regard fixé sur une télévision allumée au son coupé, c’est bien elle. Elisabeth Kübler-Ross. La psychiatre qui a sorti la mort de son tabou clinique. Une sainte, à sa manière. Dans l’avion, j’ai dévoré son autobiographie, «Mémoires de vie, mémoires d’éternité». Récit d’une vie vouée à soigner les autres et à soulager leurs souffrances, bien au-delà des exigences de son métier de médecin psychiatre.
On est en 1998, elle été frappée par plusieurs attaques cérébrales qui la laissent encore un peu paralysée. Elle vit là seule, recevant de temps en temps une visite. Et pendant les trois heures de cette rencontre décousue, entrecoupée de longs silences, elle va répéter aigrement, dans un anglais sec à l’accent germanique, qu’elle attend sa mort. Elle devra encore l’attendre six ans, jusqu’au 24 août 2004.
La mort, c’est pourtant ce qui a fait sa vie et sa célébrité. Son premier livre, On Death and Dying («Les Derniers Instants de la Vie»), en 1969, en a fait une star aux Etats-Unis. Tous les professionnels ayant affaire aux mourants connaissent son descriptif des cinq phases-type que traversent ceux qui apprennent qu’ils sont condamnés:
1. Le refus («Non, c’est sûrement une erreur!»)
2. La colère («Pourquoi moi, ce n’est pas juste!»)
3. Le marchandage («Juste le temps de voir mes enfants grandir…»)
4. La dépression («A quoi bon…»)
5. L’acceptation («Je suis prêt»)
Elle a sorti la mort du tabou clinique et ouvert la voie aux soins palliatifs. Elle est à l’origine de près de 3’000 hospices aux Etats-Unis, et des centaines d’autres un peu partout ailleurs, où l’on se prépare à mourir paisiblement. Elle a écrit une trentaine de livres, donné des milliers de cours, séminaires, ateliers, conférences. On l’enseigne dans la plupart des facultés de médecine ou de psychologie, dans les écoles d’infirmiers/ières et d’aide-soignants/tes. De cette femme qui a laissé une oeuvre immense, cette femme infatigable, impatiente et parfois dure, il semble ne rester qu’une ombre.
– Comment allez-vous ?
– Je m’accroche.
– Vous avez déclaré récemment que vous préféreriez mourir.
– Oh, anytime (à tout moment). C’est beaucoup mieux que de rester coincée comme une idiote sur cette chaise, dix-huit heures par jour.
– Votre fils m’a dit que vous avez arrêté de fumer…
– Si vous ajoutez encore un mot, j’en allumerai une.
– N’est-ce pas un signe que vous avez encore envie de vivre?
– Non, ça veut seulement dire que je ne veux plus revenir après toutes les leçons que j’aurai apprises. Je ne veux absolument pas revenir.
– Pourquoi pas? Vous n’aimez plus cette vie?
– 72 ans, c’est assez! Tout ce que je veux, c’est décoller. Ça m’est égal, ce qui arrive après.
– Comment imaginez-vous votre mort ?
– Merveilleuse! Je perdrai mon cocon et je deviendrai un papillon.
– Si la mort est si belle, comment se convaincre qu’il vaut la peine de vivre?
– On n’a pas le choix. Une fois qu’on est ici, on a un travail à faire et on doit le faire. Sinon, on doit revenir. La vie sur terre n’est pas un plaisir. J’en ai assez, j’ai fini mon travail, maintenant je suis en grève.
– Dans vos livres, vous parlez fréquemment de «l’amour inconditionnel», c’est selon vous la chose la plus importante. Et maintenant vous ne me parlez que de travail…
– Mais pour moi, le travail est amour. Si ça ne l’est pas pour vous, c’est que vous n’êtes pas au bon endroit.