Le Cervin a surgi de la nuit. Nimbé de majesté, il dévoile une force tellurique à laquelle on ne peut se soustraire. Ella Maillart l’a compris, l’a ressenti dans sa chair. Elle s’y abandonnera désormais dans une soumission totale à la nature et aux gens simples qui s’en nourrissent d’instinct. C’est au terme de sa quête initiatique, le cœur serein et l’âme offerte qu’elle s’est installée sur le flanc de cette vallée profonde où coule une rivière; parce qu’elle avait accouché d’elle-même. Et trouvé dans le vertigineux village de Chandolin, dans ce Valais montagneux et sage, une terre infertile qu’elle a su féconder, enrichir de sa présence dont je me sens investi.
Après une existence vécue par paliers, au gré d’une volonté farouche et de rencontres déterminantes, elle s’était installée dans l’agrément de sa conscience et l’inconfort d’un monde aux confins du matérialisme des années d’après-guerre, avec lequel elle a définitivement rompu à l’âge de quarante-trois ans; précisément «là où le dénuement et la rudesse des mœurs sont hérités de l’âge d’or», dira Jérôme Meizoz, postfacier de Regards sur Chandolin (2021) qui réunit les plus belles photographies d’Ella Maillart de ce village et de ses habitants. Se déprendre des forces de l’illusion, tel était sa préoccupation depuis l’enfance. De retour en Europe en 1945, elle s’était éprise de ce village alpin du Val d’Anniviers que lui fit connaître le peintre et verrier neuchâtelois Edmond Bille. Dans la préface qu’il consacre aux Bribes de sagesse (2007) de l’enfant prodigue du voyage, l’éditeur déclare: «Face à la formidable pyramide du Cervin, qu’elle considérait comme la montagne sacrée de l’Europe, Ella Maillart répondait souvent aux questions […] par des phrases lapidaires, un enseignement de peu de mots qui pouvait le guider sur la voie de la pure conscience […] qu’elle s’était efforcée d’atteindre à travers ses périples, en espérant trouver les réponses aux questions lancinantes qui la poursuivaient.»
Je n’ai pas été de ceux qui eurent le privilège de s’entretenir avec elle. Mais elle a réussi, par-delà l’espace et le temps, à me prendre par le cœur; à me permettre d’approcher cette «félicité indicible déposée dès l’origine dans tout être vivant.» Et de toutes ses maximes, il en est une qui parle d’une voix distincte à l’écrivain-voyageur que je suis un peu: «En naviguant, j’ai eu le sentiment d’être seule sous le ciel, d’être seule avec Dieu. On se pose alors la question primordiale: Que fait-on ici-bas? Il faut tenter le pourquoi de l’existence. Il n’y a que la connaissance de soi […] qui permette de répondre à cette question. Il faut atteindre à la pure conscience de soi.» Il lui avait fallu partir, quitter la terre qui l’avait vu naître, fuir la part négative de la société européenne pour un lieu sans pollution spirituelle ni matérielle. Pour revenir un jour sur ses pas; sereine et purifiée des scories qu’elle a su délaisser sur sa route, se délester pour revenir à la vie qu’elle s’était choisie. Sevrée des désaccords qui l’avaient décidée à partir, elle est revenue sur ses pas lavée de tous ses malentendus et de ses mésententes avec le monde. Désormais rassérénée, en pleine harmonie, elle a repris la place qui lui avait été dévolue par le hasard et l’avait fait naître au bord du Léman moins d’un demi-siècle plus tôt. Parce qu’elle n’avait jamais fui, mais pris seulement des chemins détournés. Le plus beau des itinéraires n’est-il pas celui qui mène à sa propre reconnaissance? Après quoi, la réalité se définit comme essentielle et l’instant reprend toute sa gravité. «Je me dis à présent que l’instant serait sans réalité et revêtirait la même tristesse tant que j’en oublierais l’essence et que je ne m’éveillerais pas à la conscience qui la crée.» Ayant trouvé le mystère suprême après avoir sondé le monde, elle avait pris de nouvelles marques; ses sentiments étant définitivement ancrés en elle. Elle s’était trouvée et plus rien ne pouvait plus altérer dorénavant ce qui l’entourait, ce qui était devenu son nouvel univers. L’aboutissement de cette échappée intime était advenu. Et s’était imposé dans une certitude intérieure qu’elle n’avait pas cherchée à comprendre, mais laissée venir à elle, jusqu’à ce qu’elle prît conscience que «cela est». C’était pour elle une vérité universelle: «Et elle est la même partout», disait-elle pour clore toute conversation qui s’attardait un peu trop, dès lors qu’elle souhaitait mettre un terme à l’entretien. Elle était une interlocutrice courtoise et souriante, mais elle aimait que l’on respectât le silence quand il s’imposait dans une conversation ou qu’elle souhaitait s’isoler. Elle pouvait être directe, voire brutale, «mais c’était sa façon d’aller à l’essentiel», disait d’elle Nicolas Bouvier. Il comprenait intuitivement que le bonheur est muet.
On a tendance à vieillir les témoins d’un monde disparu, mais ce n’est pas le cas d’Ella Maillart. Présente au-delà de sa mort – survenue en 1997 – toujours prompte à se manifester par sa quête exemplaire, elle féconde la terre de ses cendres dispersées aux quatre vents. Définitivement sans âge, sans cesse présente aux côtés de ceux qui rêvent de partir, de ceux qui sautent dans le vide et de ceux qui reviennent témoigner ou pas de leur expérience. Il semble qu’elle ait inventé la notion de sédentarisme migratoire. Voyager, c’est se sentir solitaire. A la recherche d’une indulgence plénière et non sacrificielle. «J’appris beaucoup en étant coupée du monde» (Ma philosophie du voyage, 2022). Elle a su franchir ses limites et dépasser tout questionnement. Une évidence était au rendez-vous: elle n’avait plus de comptes à rendre. «J’ai fini par me trouver, par me débarrasser de mon moi fatiguant et encombrant», disait-elle en 1961, une quinzaine d’années après s’être installée dans son nid d’aigle de Chandolin, qu’elle appela Atchala en souvenir de la montagne sacrée de sa clôture indienne. L’horizon n’a pas de fin, il prépare à la mort. «L’espace sécrète le temps!» (La vie immédiate, 1991). Devant la grande solitude silencieuse, la paix du cœur et de l’esprit est toute proche; au-delà de l’intelligence.