Le cheikh Omar Abdel-Rahman, dit le «Cheikh aveugle» (décédé en février 2017), est à la croisée des réseaux islamistes. Où que l’on se trouve, il n’est jamais loin. Pour ses fidèles, il est l’homme de tous les djihads, il est le cheikh des cheikhs, primus inter pares (premier parmi les pairs). Sa fatwa habite les assassins du président Sadate, ses prêches enflamment les mosquées et poussent des milliers de jeunes croyants à aller combattre l’Armée rouge dans les vallées afghanes. Ogre ou saint homme? Que cachent ce regard vitreux, ce visage joufflu à la barbe blanche, cette silhouette coiffée d’une sorte de fez rouge, toujours vêtue d’une tunique et d’un pantalon blancs? Il est chez lui aussi bien dans les madrasas de Haute-Egypte et les salles de classe de l’Université Al-Azhar du Caire que dans les mosquées de Brooklyn ou les campements des moudjahidines afghans. Tous l’écoutent avec attention, il a l’oreille du seigneur de guerre afghan Gulbuddin Hekmatyar et celle de chefs d’Etat comme le Pakistanais Zia ul-Haq, ou encore Omar el-Bachir le Soudanais. Ses fidèles le vénèrent, les cassettes audio ou vidéo de ses prêches s’arrachent dans les centres islamiques, à Peshawar comme à New York. Grand mufti de la terreur islamique ou commandeur de fidèles? Issu de l’Egypte la plus archaïque, il se veut le Saladin des temps modernes et rêve d’entrer à son tour en vainqueur dans Jérusalem après avoir mis l’Afghanistan à feu et à sang. Dans les années 1980, les officiers de la CIA en poste au Pakistan croyaient tenir en lui leur plus fidèle allié, alors que lui rêvait déjà de mettre à bas les grandes métropoles américaines. Gare à ceux qui n’écoutent pas ses appels au djihad. Les Américains qui lui ont permis de se développer ont été sourds à ses prêches. Ils ont eu tort. Il est leur pire cauchemar. Plus encore peut-être que son associé Oussama ben Laden.
A quoi ressemble l’enfance d’un cheikh dans le petit village d’Al-Gmalia dans le delta du Nil à la fin des années 1930? A celle de tous les gosses du pays… à une différence près. Celui-là est devenu aveugle à l’âge de dix mois, probablement des suites d’un diabète. Il n’a dès lors d’autre échappatoire que la religion avec un seul et même livre de classe et de chevet: une édition en braille du Coran. A onze ans, il le connaît déjà par cœur. Il est mûr pour des études religieuses. La suite est cohérente. Un internat dans une madrasa, puis l’école de théologie du Caire et enfin l’Université Al-Azhar, centre historique d’étude de la littérature arabe et de l’enseignement de la théologie sunnite. Diplômé en jurisprudence islamique, Omar Abdel-Rahman est un bon étudiant, mais pas le plus brillant. Aux arcanes de la théologie, il préfère la politique et commence à militer avec les Frères musulmans pour l’instauration d’un Etat islamique égyptien. Ses commentaires du Coran ne sont pas excessifs et ses pamphlets restent dans la norme. Mais cette modération ne dure pas. Il se radicalise en 1967 après l’humiliante défaite des armées arabes ridiculisées par les forces israéliennes lors de la guerre des Six-Jours. Indigné, il interrompt ses études pour aller prêcher. Le cheikh s’installe à une centaine de kilomètres au sud du Caire, dans une petite mosquée du village de Fidimin, non loin de la ville de Fayoum. En deux ans, il transforme l’oasis de Fayoum et ses alentours en bastion de l’islamisme le plus intégriste. Allant de mosquée en mosquée, il exalte les croyants avec ses prêches contre «le Pharaon, l’Apostat, l’Infidèle». Prendre pour cible le président Gamal Abdel Nasser est imprudent. Un choix risqué dans l’Egypte des années 1960, a fortiori quand on est l'un des prédicateurs les plus virulents de la galaxie islamique. A force de harangues, le Cheikh aveugle se retrouve interdit de prêche et d’enseignement. Il est chassé de la mosquée de Fayoum en 1969. Son repli dans une école de filles d’Assiout est loin de calmer ses ardeurs… C’est donc sans surprise qu’il finit par se retrouver emprisonné dans la citadelle du Caire en compagnie de Frères musulmans, pour avoir incité les fidèles à ne pas prier pour l’âme du président Nasser qui vient de mourir. Le nouveau régime du président Sadate est enraciné sur deux piliers: l’armée et la religion. Les mosquées fleurissent, les exégèses du Coran aussi: le roi Fayçal d’Arabie saoudite a donné 100 millions de dollars au recteur de l’Université Al-Azhar pour combattre l’athéisme et le communisme. Une aubaine pour le Cheikh aveugle qui est sorti de prison et a repris ses études religieuses au Caire.