«C’était du James Bond!» se souvient Cornelio Sommaruga, ancien président du Comité international de la Croix-Rouge (CICR). Celui qui à l'âge de 34 ans occupait alors la fonction de second secrétaire de l’Ambassade de Suisse à Rome se rappelle, dans les moindres détails, du 10 mars 1967, quand il a permis le passage à l’Ouest de Svetlana Allilouyeva Stalina (1926-2011), fille de Joseph Staline. Une histoire qui commence quelques mois plus tôt.
En décembre 1966, Svetlana obtient exceptionnellement du gouvernement soviétique l’autorisation de quitter l’URSS pour se rendre en Inde. Elle veut y rapporter les cendres de son troisième mari, Brajesh Singh, un aristocrate indien, membre du parti communiste, qu’elle avait rencontré à Moscou en 1963 et avec lequel elle s’était mariée clandestinement, les autorités soviétiques n’ayant pas autorisé cette union avec un «étranger». Une fois en Inde, elle s'y sent tellement bien qu’elle n’a plus envie de retourner en URSS, où sont pourtant restés ses deux enfants nés de deux mariages précédents. Elle souhaite se consacrer à l’écriture et continuer l’œuvre philanthropique de son défunt époux à Kalakankar, son village natal. Elle fait alors appel au neveu de ce dernier, Dinesh Singh, ministre des Affaires étrangères et rencontre même Indira Gandhi, premier ministre de la République. Mais elle se rend vite compte que ceux-ci n’ont pas envie de lui prêter main forte, de peur de se brouiller avec l’URSS et aussi parce que l’Inde est en pleine campagne d’élections législatives. Elle se tourne alors vers ses seuls contacts à l'étranger, à Paris: Emmanuel d’Astier de la Vigerie et son épouse d’origine russe Liouba Krassine. Emmanuel d’Astier, fondateur de la première mouture du journal Libération, écrivain et homme politique, a écrit une biographie de Joseph Staline (Sur Staline, Paris, 1963), pour laquelle il avait rencontré en catimini Svetlana Allilouyeva à Moscou quelques années plus tôt. Ils ne peuvent pas non plus l’aider. Ayant épuisé toutes les possibilités de prolonger son séjour en Inde, la fille de Staline reçoit l’ordre de rentrer à Moscou sur le vol Aeroflot du 8 mars 1967.
Le soir du 6 mars, Svetlana Allilouyeva réussit à tromper la vigilance de ses compatriotes et se rend auprès de l’Ambassade américaine à Delhi pour solliciter la «protection» des Etats-Unis. Surpris, l’ambassadeur Chester Bowles se fait confirmer son identité par le quartier général de la CIA (Central Intelligence Agency) qui détient un dossier sur elle. Le décalage horaire entre l’Inde et l’Amérique ne lui laisse malheureusement pas le temps de prendre l’avis des hauts responsables américains. La situation étant potentiellement critique (Svetlana emporte avec elle un manuscrit dans lequel elle raconte sa vie en Union soviétique), Chester Bowles décide de la faire embarquer durant la nuit sur le seul avion quittant l’Inde pour l’Occident: un vol Delhi – Washington, avec escale à Rome. Dans l’appareil, le second secrétaire de l’Ambassade américaine, Robert Rayle, un membre de la CIA sous couverture, lui explique qu’il ne lui sera pas si simple d’obtenir l’asile aux Etats-Unis, «pour des raisons politiques et de sécurité».