Si Emmanuel d'Astier de la Vigerie éprouve une profonde amitié pour Svetlana Allilouyeva, il provoque aussi ces retrouvailles pour une autre raison: il veut la dissuader de se rendre aux Etats-Unis, il se méfie d’une exploitation politique de son cas et croit que ce pays ne conviendrait pas à sa personnalité. De leur côté, les Renseignements américains le soupçonnent d’avoir d’autres motivations dont ils font part aux autorités suisses. D’après eux, d’Astier souhaiterait mettre la main sur le manuscrit autobiographique que Svetlana Allilouyeva a rédigé en 1963 à Moscou et emporté dans sa fuite vers l’Occident. Si pour elle, il ne s’agit que d’une confession littéraire, ce document de 80’000 mots suscite des convoitises politiques de part et d’autre du Rideau de fer. Sans conteste, ce recueil représente une opportunité commerciale pour l’éditeur qui en acquerrait les droits en Occident. Imaginez: la fille de Staline, parfaitement inconnue à l’Ouest, dévoilant sa vie de famille avec un tel dictateur! «Je ne puis écrire sur ce que je ne connais pas et n’ai pas vu de mes propres yeux», confie Svetlana Allilouyeva dans ce texte. Il ne lui avait fallu que trente-cinq jours pour l’écrire, dans le petit village de Joukovka, près de Moscou, indique-t-elle dans sa préface à l’édition qui paraîtra en anglais sous le titre Twenty letters to a friend (Vingt lettres à un ami), le 2 octobre 1967.
Svetlana Allilouyeva en avait donné quelques copies à des «amis littéraires» et confié l’original à l’Ambassadeur d’Inde en URSS en lui demandant de le conserver chez lui, à Delhi. Quand elle se rend en Inde, elle récupère alors son manuscrit et le garde constamment sur elle. Le 6 mars 1967, alors qu'elle se trouve à l’Ambassade américaine avec l’intention de fuir l’URSS, le précieux document se trouve dans sa valise. Elle racontera plus tard l’avoir laissé quelques instants entre les mains d’un employé de l’ambassade qui l’aurait vraisemblablement photocopié et transmis à Washington. D’une façon ou d’une autre, le texte arriva aux Etats-Unis un mois avant son auteur, ainsi qu'elle le raconte dans son autobiographie: «Je leur parlai […] de mon manuscrit, que j’espérais pouvoir publier à l’étranger. Je répétais plusieurs fois que j’allais le faire sans faute, quelles que soient les circonstances. J’ai tout de suite dit que ce manuscrit était l’histoire de ma famille et non un document politique. On me demanda de le montrer et on l’emporta dans une autre pièce.» D’après Martha Schad, la biographe de Svetlana Allilouyeva, «six copies furent mises en circulation, consultables par tous les membres du Département d’Etat qui lisaient le russe» (La fille de Staline, Du Kremlin à New York, L’Archipel,2006). Le 10 mars 1967, le secrétaire d’Etat américain Dean Rusk en confie la lecture au diplomate George F. Kennan, grand connaisseur de l'URSS, auteur de la fameuse thèse du containment ou «endiguement», cette stratégie de politique étrangère adoptée par les Etats-Unis après-guerre qui visait à stopper l’extension de la zone d’influence soviétique au-delà de ses limites atteintes en 1947 et à contrer les Etats susceptibles d’adopter le communisme. George F. Kennan avait servi comme jeune agent à Moscou sous la présidence de Franklin D. Roosevelt, puis comme ambassadeur à Moscou jusqu’à la mort de Staline.