L’obsession du bleu, un fantasme d’avant le voyage! L’a conté Pierre Loti: «Surtout cette ville bleue, cette ville de turquoise et de lapis, dans la lumière du matin, s’annonce invraisemblable et charmante autant qu’un vieux conte oriental.» Impatiente de vivre l’enchantement bleu, je choisis le monument le plus prestigieux dès l’arrivée à Esfahân: la Mosquée royale dite Masdjed-e Shâh (Mosquée du Shah), monument safavide du début du XVIIe siècle. Je reste envoûtée devant le portail monumental par le bleu aux variations de tonalités et d’intensités qui vibrent comme des notes de musique, j’y entends la délicatesse musicale de Debussy sur les touches de piano de la Suite bergamasque. Féérique l’enchaînement des couleurs où mes yeux distinguent progressivement des touches turquoise, vertes, jaunes. Des couleurs symboliques où les céramiques du bleu-turquoise-vert reflètent le ciel divin et les jaunes évoquent le soleil et la lumière divine. Eblouie, fascinée, presque hypnotisée, avec mes yeux qui voguent et vaguent de haut en bas, de gauche à droite, à travers panneaux, voûtes et nids d’abeille typiques de l’architecture islamique dits muqarnas, aux vibrations infinies. Une impression de beauté pure. A éterniser.
Surprise en entrant de découvrir que la mosquée n’est pas dans l’axe du portail! Un impératif sacré oriente géographiquement l’espace spirituel vers la Mecque et un impératif urbanistique aligne l’entrée sur la Place royale. Une discontinuité symbolique entre mondes sacré et profane. Après le vestibule d’entrée, nouvel étonnement quand je découvre la cour enchevêtrée d’échafaudages métalliques recouverts de tissus. Impossible de saisir la respiration de l’espace, l’harmonie presque théâtrale des céramiques, les jeux de couleurs, la beauté grandiose et subtile de l’ensemble tout en bleu. Je n’en perçois que des fragments. Motifs floraux en médaillons ou arabesques, et calligraphie de versets coraniques ou paroles de saints se développent et se recomposent en correspondances infinies. Un art majeur islamique la céramique, en revêtements muraux comme ici ou en vaisselle, à destination sacrée ou terrestre! Perpétuant leur savoir-faire dans des ateliers, les potiers manient les «arts du feu» mais ont laissé très peu de traces de leur science. Le traité le plus ancien fut rédigé en 1301 par un potier d’une des célèbres familles de céramistes de Kashan, Abul Qasim al-Kashani. D’un coup d’œil, je réussis à comprendre l’écriture architecturale par le sommet des quatre iwans. Le plus majestueux flanqué de deux minarets se marque par une coupole haute de cinquante mètres. Des décors raffinés la couvrent à l’extérieur comme à l’intérieur. D’une richesse éblouissante. Je me glisse ensuite dans la première salle de prière hypostyle. Un choc. Une impression de plénitude m’envahit devant ces voûtes basses qui s’entrecroisent dans un jeu subtil de colonnes et de courbes en lumière bleue. Un bleu intérieur qui inonde de paix, en contraste du turquoise vert extérieur qui souffle la vie sur les dômes. Quelques rares personnes. Une ambiance propice aux émotions personnelles. Là aussi il me semble entendre de la musique, la sublime Messe en si mineur de Jean-Sébastien Bach en féerie et magie du bleu. Le sens du sacré. La profondeur du lieu m’enchante et je prolonge, prolonge encore ce temps des dieux.