C’était une femme costaude dotée d’un caractère trempé. Un tempérament qui ne détestait rien moins que de se faire dicter une conduite et, plus encore, de se voir imposer un choix. On imagine les étincelles que ses confrontations avec Ernest Hemingway (son mari pendant une dizaine d’années) pouvaient faire naître. Son père était gynécologue, sa mère avocate. A Saint-Louis (Missouri) où ils exerçaient tous les deux, la meilleure société partageait leur quotidien que leur fille subissait plus qu’elle ne l’appréciait. De ce conformisme de convention est né un anticonformisme de conviction. Une féministe de la première heure désireuse de s’affirmer quoi qu’il en coûte. La dépense ne fut pas déraisonnable. Au mieux, ses parents lui concédèrent 75 dollars, son viatique initial lesté d’une machine à écrire et de quelques effets personnels.
En 1930, elle se mit en vacances de ses études et s’acquitta d’un passage pour la France. Là où «Paris est une fête», le mot est d’Hemingway, il y a forcément beaucoup de plaisir. Martha en prit qui, dans un premier temps, rencontra Bertrand de Jouvenel, neveu de Colette, qu’elle épousa sans tarder. On gagne en maturité à voyager. Martha s’en persuada dans la foulée. Après avoir jaugé les effets dévastateurs de la Grande Dépression, elle quadrilla le monde et l’explorera pour partie. Les sujets de ses reportages furent innombrables: guerre d’Espagne, débarquement en Normandie, visite du camp de Dachau et, plus près de nous, les conflits armés du Viêtnam, du Salvador ou du Panama. Elle avait fait ses classes au sein de la rédaction de The New Republic où elle exécuta sans se plaindre les tâches les plus subalternes. Mais s’épanouira vraiment en représentant sur le terrain celles plus prestigieuses que lui confia la direction de Collier’s. Martha fut une reporter de guerre au sens premier du terme. Avec les bleus à l’âme que cela suppose et les doutes afférents aux témoins chaque jour persuadés un peu plus que l’humanité est incapable de cultiver justice et raison de semblable façon.
The New Republic, octobre et novembre 1956
La plage court sur toute la longueur d'Israël. Elle est sauvage, dorée et dangereuse. En cette chaude soirée de vendredi, quelques baigneurs traînent encore après le coucher du soleil dans les puissants rouleaux écumeux, tandis que derrière eux sur le rivage, les habitants de Tel-Aviv mangent, boivent et écoutent toutes sortes de musiques jouées par des orchestres. Les cafés et les restaurants sont tous ouverts et très bruyants, des chanteurs en chemisette entonnent des mélodies d'amour en hébreu et des violonistes, en chemisette eux aussi, jouent ce qui ressemble à des gigues hongroises, pendant que les clients gazouillent allègrement en plusieurs langues.
On dirait une société sans classes. Tout le monde est habillé de la même façon, en chemises de coton, en robes de coton, tout le monde a l'air à l'aise dans ces vêtements pourtant tout sauf élégants, et tout le monde donne vraiment l'impression de se sentir chez soi. Si vous avez de quoi vous acquitter du droit d'entrée, vous pouvez aller n'importe où; et tout le monde a forcément de quoi s'acquitter d'un droit d'entrée permettant de passer un bon moment, car tous les lieux de divertissement affichent complet et la jalousie semble être une émotion inconnue dans ces parages. On me dit qu'il existe une aristocratie: les travailleurs des fermes collectives, ou kibboutzniks, qui sont les citoyens les plus pauvres de cet Etat, sont considérés comme le summum des aristocrates. Vient ensuite le petit monde des premiers colons qui éprouvent une certaine fierté à être arrivés avant tout le monde, même si personne d'autre ne remarque cette satisfaction intime, sans même parler de s'en soucier. Les intellectuels, en Israël, sont célébrés. Par ailleurs, seuls les prénoms sont utilisés, les manières des gens sont affables – dans le genre pionniers –, personne n'est vraiment riche, personne n'est dans le besoin, et la vie est dure pour tous.
Dure mais belle, vous diraient les Israéliens. Et elle leur appartient. Ils ont l'air heureux, ce qui représente probablement la plus grande surprise de toutes. On croise des Yéménites au profil d'aigle qui lèchent leurs cônes de crème glacée, des géants des pays nordiques en short dévorant des brochettes de viande, de jeunes soldats, hommes et femmes, en uniforme kaki, qui plaisantent sur les bancs aux côtés de vieillards méditatifs portant les papillotes traditionnelles des juifs orthodoxes, des filles très glamours avec leurs coupes de cheveux hollywoodiennes qui dansent dans un café en plein air où, à distance prudente, de vieilles dames enveloppées dans des châles dévorent des pâtisseries à la crème en échangeant des ragots sur leurs petits-enfants. Les gens d'Israël viennent de soixante-deux pays différents et la première chose qu'ils doivent faire est d'apprendre l'hébreu afin de pouvoir se parler. (Seuls les enfants sont vraiment à l'aise en hébreu.) Mais ils forment à présent un fabuleux mélange et ils se sont transformés en quelque chose de totalement neuf sur cette planète.
Le samedi matin, jour de sabbat, je me suis rendue dans la bande de Gaza. A l'étranger, il faut toujours étudier la spécialité des lieux: en Grèce, les ruines; en Italie, les églises; en Angleterre, le Parlement. En Israël, la spécialité est la survie; l'endroit le mieux indiqué pour étudier la chose, ce sont les zones frontalières, où les gens sont précisément très occupés à survivre à longueur de temps. Isaac, le chauffeur, est passé me prendre à 8 h du matin. En Pologne, en 1937, Isaac était étudiant en médecine; puis il est devenu soldat dans l'armée polonaise et a été fait prisonnier par les Russes. Il a fini par s'échapper et, par des chemins détournés, via la Chine, il est arrivé en Israël il y a quatorze ans; trop tard pour la médecine, mais pas pour mener la belle vie. Isaac, avec son assurance de dur à cuire, parle six langues. Ce qui en Israël, n'a rien d'exceptionnel.
A cette heure matinale, il fait déjà chaud. Et l'on discutait déjà de l'actualité. Isaac a une vision claire et désabusée de la politique mondiale. Les Arabes possèdent le pétrole. Israël pourra bien en appeler tant qu'il veut au bon sens ou à la conscience du monde, rien n'y fera. Si nécessaire, les Israéliens se battront pour leur pays, jusqu'au bout, femmes et enfants compris; ils n'ont pas d'autre choix ni d'autre désir. Ils ne peuvent compter que sur eux-mêmes; c'est ainsi. Les Arabes possèdent le pétrole. Isaac n'est pas le seul à penser de la sorte. Trois personnes se sont jointes à nous pour ce voyage: un vieux journaliste de Tel-Aviv, une jeune travailleuse sociale anglaise et un jeune guide employé par le gouvernement. Nous avons roulé vers le sud, tandis que nous avions de plus en plus l'impression d'évoluer sous un sèche-cheveux géant. A un moment, Isaac a désigné des dunes peu élevées à 1,5 km environ sur notre gauche: la frontière égyptienne, la bande de Gaza. La route a pris peu à peu l'aspect désolé, comme en attente de quelque chose, qu'ont toutes les routes dangereuses en temps de guerre. Isaac a fait remarquer avec irritation qu'il détestait ce passage et a sorti un pistolet de la boîte à gants. «Pas en plein jour, quand même?» me suis-je inquiétée. «Ces tocards se planquent parfois derrière ces buissons, là, et vous tirent dessus», a déclaré Isaac en montrant les jeunes eucalyptus prometteurs, mais encore malingres, plantés sur le bas-côté.
A un carrefour, tout aussi sinistrement désert que le reste de la route, l'essieu arrière s'est brisé. Le problème, aussitôt, n'a plus été le risque d'être pris pour cibles par des Egyptiens hostiles, mais celui de l'insolation. Des soldats en patrouille, brûlés par le soleil et mangeant du raisin, ont rappliqué à bord d'un véhicule de commandement. Deux militaires en sont sortis, nous faisant quatre places; Isaac est resté avec eux pour surveiller notre voiture. Nos sauveurs nous ont accompagnés joyeusement jusqu'à un kibboutz frontalier nommé Ein Hashlosha. Un kibboutz est une ferme collective, créée à partir de rien par un groupe de colons ayant décidé de mener ensemble cette nouvelle vie. Ils ne possèdent rien, ne gagnent pas d'argent; ils survivent à la considérable sueur de leurs fronts, se construisant des endroits où vivre et jouer, élevant leurs enfants, s'occupant de leurs bêtes et cultivant leurs champs – ce qui tient ici du miracle, car nous sommes en plein désert du Néguev, à l'extrême sud d'Israël. La survie, en définitive, dépend d'un pipeline qui achemine l'eau. Ces kibboutzim sont les seuls endroits que je connaisse où l'on s'efforce concrètement, au quotidien, d'appliquer les préceptes du Christ. Cette déclaration est savamment calculée pour ennuyer tout à la fois les Juifs et les chrétiens, mais je crois que c'est la vérité. Par conséquent, peu d'entre nous supporteraient de vivre dans un kibboutz.
Ein Hashlosh a été fondé il y a cinq ans par des Juifs d'Argentine et du Paraguay. Un colosse blond nous a fait visiter les lieux; il avait, comme tous ses camarades, l'allure d'un pauvre paysan travaillant dur, avec son short et sa chemise délavés, ses sandales et son chapeau de paille affaissé. Il venait de Buenos Aires. Tandis que nous longions les petites maisons en béton et les granges en bois, les engins de ferme et les matériaux de construction éparpillés un peu partout, les barricades de barbelés et les miradors, le tout dégageant une impression de rudesse spartiate sous un soleil de plomb, je lui ai fait remarquer: «Cela doit être un sacré changement pour vous.» «Plus ou moins», a-t-il répondu. Nous nous sommes éloignés de la grappe de maisons et de granges miteuses, marchant dans le sable vers leur première ligne de fortifications, un système de tranchées étroites et d'abris érigés autour du réservoir d'eau. Ces défenses sont intelligemment conçues et robustes. La frontière se trouve à 1,5 km de là, de l'autre côté d'un terrain agricole dégagé, idéal pour les chars d'assaut. La nuit, des phares d'automobiles éclairent les terres des alentours; deux rangées de barbelés entourent les bâtiments; de jour comme de nuit, les hommes se rendent aux champs par deux et toujours armés. Ils sont obligés de rajouter à leur travail éreintant à la ferme des heures de faction. Et nuit après nuit, les maraudeurs égyptiens, des hommes entraînés et lourdement armés, s'infiltrent sur leurs terres. La veille de notre arrivée, 70 m de tuyau d'irrigation en aluminium avaient été dérobés: il suffit de regarder le sol calciné du désert pour comprendre que tout ce qui touche à l'eau est vital. Dans la nuit qui a suivi notre départ, une fusillade a éclaté dans les champs. C'est un harcèlement constant et harassant; le but, c'est d'épuiser les hommes et de les perturber dans leur travail. En temps de paix, la vie dans cette ferme serait déjà une épreuve d'endurance. Mais comment supporter une situation où les hommes se font tirer dessus, où les enfants sont en danger, les récoltes brûlées, où l'on vous vole vos animaux et vos outils si précieux? Avaient-ils seulement le temps de se reposer et d'être heureux? «Quand vient l'heure de se battre, nous nous battons, a expliqué l'homme de Buenos Aires. Quand vient l'heure de danser, nous dansons.»
Les fortifications m'avaient impressionnée, mais pas pour des raisons d'ordre militaire. Se rendent-ils vraiment compte de l'ampleur de la menace? «Nous tiendrons jusqu'aux tanks, répondit le colosse. Après, notre armée prendra le relais.» Cette déclaration toute simple avait l'allure d'un poème héroïque, lorsqu'on considérait qui l'avait prononcée et dans quel contexte. La réalité, c'est que les Egyptiens possèdent à eux seuls plus de cinq cents chars d'assaut – des Sherman, des Centurion, des Staline et les nouveaux tanks russes de taille moyenne. Les Israéliens n'ont que des chars Sherman et quelques blindés légers de fabrication française, qui ne sont à proprement parler que des canons autopropulsés. Evidemment, les Israéliens refusent de communiquer sur le nombre d'unités plus légères dont ils disposent, mais on peut estimer, sans grand risque de se tromper, qu'il atteint tout au plus une petite centaine de blindés. Les Egyptiens possèdent en outre trois cent cinquante chasseurs MIG flambant neufs, trente ou quarante bombardiers anglais de la Seconde Guerre mondiale, qui demeurent terriblement efficaces, et trente ou quarante bombardiers à réaction Iliouchine. En termes d'avions modernes, les Israéliens n'ont que vingt-quatre chasseurs Mystère français à opposer à cette armada, et les vingt-quatre chasseurs supplémentaires promis par le Canada. Ils ne disposent d'absolument aucune arme capable de toucher les bombardiers Iliouchine russes – aucun avion capable de voler assez haut, aucun canon antiaérien doté d'une portée suffisante. Il faudrait sept minutes aux bombardiers égyptiens pour parcourir la distance qui sépare leurs bases de Tel-Aviv.
Bien que les Israéliens semblent habités d'une intense confiance en eux, et qu'ils soient en mesure de mobiliser deux cent cinquante mille hommes et femmes en l'espace de trente-six heures, les pays de la Ligue arabe, si l'on en croit les chiffres fournis par le renseignement militaire israélien (dont les informations sont généralement exactes), disposent eux de trois cent quarante mille soldats prêts au combat. Il ne faut pas oublier que le territoire d'Israël, en sa partie centrale, mesure moins de 23 km de large, possède une frontière extraordinairement longue et difficile à défendre, et doit faire face à cinq Etats hostiles, en plus de l'Egypte. En attendant, les fermiers d'Ein Hashlosha et de tous les kibboutzim de la zone frontalière construisent leurs petites fortifications garnies de sacs de sable et se préparent, sans faire de foin, à les défendre si besoin.
J'ai dîné ce soir-là avec un jeune commandant de l'armée et son épouse. Ils vivent en périphérie de Tel-Aviv dans un modeste pavillon, très américain, au milieu d'autres pavillons dont les pelouses sont encombrées de poussettes et de vélos d'enfant. Là, tout le monde possède le même petit jardin verdoyant et fleuri à l'arrière de sa maison, où s'asseoir pour profiter de la fraîcheur du soir. Ces gens sont nés en Israël; difficile de les décrire, mais ils ressemblent davantage, par leur apparence et leurs manières, à des Américains qu'à des Européens, tout en étant très différents de nous. Eux aussi se distinguent par une forme de liberté et de simplicité propres aux jeunes nations, une aisance naturelle, tout en étant plus discrets, plus sérieux que les Américains. Ils ont tendance à se servir de leur esprit et leur maîtrise des langues est, comme toujours ici, une merveille. Nous avons pique-niqué dans le jardin; les enfants, âgés de 4 à 6 ans, dormaient dans la maison, derrière nous; la jeune mère, d'une grande beauté, faisait passer les plats tout en parlant de la guerre. C'était, je crois, une soirée israélienne typique. Ils ressentent, disent-ils, «la tension». Depuis que Nasser s'est emparé du canal de Suez, ils pensent que la guerre israélo-arabe n'est qu'une question de temps. A l'instar de tous leurs concitoyens, ils sont persuadés que Nasser ne sera pas inquiété pour cet accaparement, mais estiment que la guerre est désormais inévitable et n'est que partie remise. Nasser profitera de ce délai supplémentaire pour former ses pilotes d'avion et ses conducteurs de char à l'utilisation de leurs nouveaux équipements russes. Pour un temps seulement, le triomphe de Suez apaisera les nationalistes égyptiens et fera le bonheur, la fierté et la joie de la population. Néanmoins, les peuples arabes n'ayant pas de véritable pain à se mettre sous la dent, il faudra leur offrir d'autres jeux du cirque. Peut-être Nasser procédera-t-il d'abord à la partition de la Jordanie, en guise d'échauffement. Le grand show, c'est évidemment Israël. Mes hôtes en sont réduits à faire des hypothèses sur les plans secrets de Nasser. Le tour d'Israël viendra peut-être au printemps prochain, qui sait?
Le New Jersey a une superficie égale à celle d'Israël, mais quatre fois son nombre d'habitants. Il a pour voisins l'Etat de New York, la Pennsylvanie, le Delaware et le Connecticut, dont la population combinée égale celle des voisins d'Israël, à savoir l'Egypte, la Syrie, le Liban et la Jordanie – environ vingt-huit millions de personnes. Mais un Américain du New Jersey pourra difficilement se dire, assis dans son jardin de la banlieue de Trenton à discuter tranquillement avec ses amis (pourquoi ne serait-il pas tranquille?) tandis que ses enfants dorment dans la maison, que le New Jersey est isolé, incapable de nourrir sa population, terriblement dépassé en nombre, qu'il ne possède même pas l'armement minimum pour pouvoir se défendre, alors qu'autour de lui – l'encerclant littéralement –, ses quatre Etats frontaliers, riches et lourdement armés, ont les moyens d'acheter d'autres armes encore et proclament leur haine du New Jersey, bien décidés qu'ils sont à le détruire en assurant que leur mission sacrée consiste à débarrasser le continent nord-américain des citoyens du New Jersey. Non, décidément, il est impossible de se mettre dans la peau d'un Israélien. Mais on comprend quand même aisément que ces jeunes parents de la banlieue de Tel-Aviv puissent ressentir «la tension».
Le sharav s'était levé. C'est le vent chaud qui souffle du désert. Il est aussi mauvais qu'on le raconte; il vous donne tout à la fois des envies de meurtre et de pleurer. C’est par ce temps que j'ai voyagé avec six autres persécutés, en taxi, jusqu'à Jérusalem. Jérusalem la Dorée est une cruelle désillusion. La vieille ville, là-bas derrière sa grande muraille, est peut-être jolie; je l'ignore, je n'ai pas le droit d'aller voir sur place: le blocus total d'Israël par les Arabes s'applique aussi aux touristes étrangers (alors que des Arabes pauvres franchissent chaque jour la porte Mandelbaum de la vieille ville pour se rendre dans la partie israélienne de Jérusalem afin de profiter de soins médicaux gratuits à l'hôpital Hadassah). Jérusalem est non seulement une déception, mais également une frontière relativement dangereuse; il n'est pas rare de se faire tirer dessus depuis les murailles de la vieille ville en rentrant chez soi pour dîner. Mais je n'étais pas venue à Jérusalem pour visiter la ville: je voulais y trouver un moyen de transport jusqu'à un kibboutz situé à la frontière jordanienne. Ce kibboutz avait joui d'une notoriété soudaine car une grenade y avait été jetée dans le foyer pour enfants. Un ancien Polonais de grande taille, svelte et détendu, assez laid, qui vivait là depuis vingt ans, me montra, sans aucun commentaire, la fenêtre de la salle de bains à travers laquelle la grenade avait été lancée, le trou dans le plancher du foyer et la fragmentation ahurissante de la grenade qui avait criblé d’impacts tous les murs et les portes – par chance, celles des chambres où douze petits garçons étaient en train de faire la sieste étaient fermées au moment de l'attaque. N'importe lequel de ces fragments tranchants de métal en fusion qui avaient volé dans les airs aurait pu tuer, rendre aveugle ou mutiler un enfant.
– Je me demande pourquoi ce type a fait ça, s'étonnait le grand Polonais. La plupart du temps, ils se contentent de voler.
– De voler quoi?
Il rit.
– Tout ce qui leur tombe sous la main. Parfois, ils viennent sur les vérandas de nos maisons pour voler le linge en train de sécher.
– Mais... commençai-je.
– Que pouvons-nous y faire? Faut qu'on travaille. Nous ne pouvons pas passer notre vie à nous battre contre des voleurs.
– Mais si les voleurs sont aussi des assassins?
– Faut quand même qu'on travaille.
Un armistice est censé avoir été signé entre les Etats arabes et Israël, mais, entre 1950 et juillet 1956, le gouvernement israélien a enregistré, auprès de la commission mixte israélo-égyptienne créée par les Nations Unies pour veiller au respect de cet armistice, quelque six mille deux cent soixante et une attaques contre des citoyens et des biens israéliens, perpétrées par l'Egypte, la Jordanie, la Syrie et le Liban. Sur cette même période, le bilan humain en Israël s'élève à mille cent vingt-sept tués et blessés. Ces chiffres ont-ils un quelconque impact sur l'imagination? En juillet de cette année, par exemple, il n'y a eu que soixante et onze attaques de la part des Arabes, qui n'ont entraîné la mort que de quatre Israéliens et n'ont fait que dix blessés. Ces soixante et onze «violations de l'armistice» incluaient des vols, des actes de sabotage, des tirs sur des fermiers travaillant dans leurs champs, sur des gens au bord des routes ou dans les rues de Jérusalem, des enlèvements, un avion abattu, des engins explosifs posés sur des axes fréquentés, des jets de grenades, enfin, rien que de très banal: un mois plutôt tranquille. En avril dernier, dix-neuf Israéliens ont été tués et cinquante-neuf blessés: un mois agité.
Depuis la prise de Suez par Nasser, la frontière égyptienne est relativement calme; le plus gros du travail quotidien de harcèlement revient désormais à la Jordanie. En août, cela a commencé par des «maraudeurs» jordaniens qui ont tiré sur un autocar dans le Néguev, tuant une femme et plusieurs hommes qui rentraient chez eux depuis Beersheba. Et cela a continué jour après jour, selon la tactique bien connue des petites morsures incessantes – des petites morts, des petites destructions, trop nombreuses, trop modestes et surtout trop répétitives pour être rapportées par la presse internationale. Et puis, des archéologues israéliens ont été tués alors qu'ils étudiaient un site, ainsi qu'une femme qui récoltait des olives dans un kibboutz. Le gouvernement israélien (estimant qu'il y a eu assez de ces petites attaques mortelles) ordonne généralement à l'armée de frapper fort (le plus souvent sur un objectif militaire), comme cela vient de se passer en Jordanie. Les représailles israéliennes, elles, sont toujours jugées dignes de figurer dans les journaux. Le nombre de ripostes de ce type de la part de l'armée israélienne ou d'habitants des kibboutzim frontaliers, entre 1950 et juillet 1956, ne dépasse pas vingt-quatre. Selon la commission mixte des Nations Unies chargée de veiller sur l'armistice, ces attaques israéliennes ont tué ou blessé deux cent cinquante-deux Arabes sur cette même période.
Quand le gouvernement israélien donne l'ordre de riposter, c'est dans le but de ralentir les attaques quotidiennes des Arabes le long de toutes ses frontières. Jusqu'à présent, cela a fonctionné. Mais dans le même temps, Israël est condamné par l'opinion publique internationale et les Nations Unies. Les Israéliens ne trouvent pas cela juste, étant donné que le monde et les Nations Unies oublient de condamner les «violations de l'armistice» constantes des Arabes qui, cumulées, se révèlent pourtant bien plus graves. Les Israéliens ont aussi le sentiment que la justice est une denrée rare, voire inaccessible. S'exprimant au nom de tout son peuple, Ben Gourion n'arrête pas de répéter qu'il est prêt à rencontrer les dirigeants arabes n'importe où, n'importe quand, pour entamer des pourparlers de paix. A l'évidence, les Israéliens brûlent d'obtenir la paix, mais ils ne vivent pas en paix, ils ne vivent pas en guerre non plus, pour le moment. Ils vivent comme ils vivent, et font avec.
Et étrangement, ils vivent bien; pas confortablement, pas dans la facilité et encore moins «gracieusement», mais plutôt d'une manière qui a quelque chose à voir avec le cœur et l'esprit. En roulant vers l'aéroport, j'ai demandé au chauffeur de taxi ce qu'il pensait de la vie en Israël. (Aucun étranger ne pourrait résister aux chauffeurs de taxi qui, dans ce melting-pot international d'orateurs et de philosophes, sont de véritables champions.) Il a répondu: «Elle est très bioutifoul, very haappy...»