Justice de nuit

Toujours aux premières loges des événements qui ont marqué le XXe siècle, la journaliste américaine Martha Gellhorn (1908-1998) fut pendant soixante ans partout dans le monde, sur le terrain, pour rendre compte des guerres, mais aussi pour raconter combien la paix était parfois cruelle pour certains. De son vivant, ce brillant témoin a notamment publié un recueil de 29 articles rédigés entre 1934 et 1985, «Le monde sur le vif» (Le Sonneur, 2015), dont est tiré cette scène de lynchage dans le sud ségrégationniste des Etats-Unis.

Gellhorn Gellhorn
Martha Gellhorn, photo non datée. © Keystone / AP Photo

Nous sommes descendus du train à Trenton, dans le New Jersey, et avons acheté une voiture moyennant 28,50 dollars. C'était une Dodge cabriolet de huit ans d'âge, dont la banquette arrière était couverte de feuilles mortes. Un jeune, employé par le vendeur d'autos, nous a conduits à l'hôtel de ville pour obtenir les papiers. Il nous a dit: «Le boss vous a plumé, vous auriez dû avoir cet engin pour 20 dollars tout ronds, et encore, ça les vaut pas.» Sur ce, nous avons entrepris notre traversée des Etats-Unis – une distance d'à peu près 4’800 km.

Il fallait que je mentionne ce détail car, sans l'achat de ce véhicule, et sans l'état de fragilité particulièrement avancé de ses organes internes, nous n'aurions pas assisté à un lynchage. C'était le mois de septembre, et tandis que nous roulions vers le sud, les journées étaient chaudes et poussiéreuses, le ciel pâle. Nous dérapions sur la poussière qui recouvrait les routes, aussi mouvante et incertaine que du sable, et quand nous nous arrêtions pour la nuit, nous devions nous débarrasser de ces particules poudreuses en nous frottant le visage et en secouant nos cheveux. Si bien qu'au bout du compte, nous nous sommes dit que nous ferions mieux de rouler la nuit, qui serait de toute façon plus fraîche, pour ne pas avoir à subir ce désagrément.

La beauté de l'Amérique tient à sa désolation: une fois qu'on quitte la Nouvelle-Angleterre et les grands centres industriels de l'Est, on a l'impression qu'absolument personne ne vit dans ce pays. Sur les routes du Sud, on croise quelques silhouettes, figées au milieu des champs, en train de réfléchir ou tout simplement plantées là, des cabanes à demi effondrées où des gens vivotent, des hommes et des femmes efflanqués habitués à la quasi-famine et aux récoltes qui ne paient jamais assez. Les villes et les villages semblent appartenir aux mouches; impossible d'imaginer qu'en certaines occasions, leurs habitants si léthargiques puissent se mettre à agir avec une détermination furieuse.

Nous avons traversé le Mississippi de nuit, pour tenter d'atteindre une ville nommée Columbia, en espérant que l'hôtel, là-bas, serait moins miteux que d'habitude et qu'il y aurait de quoi manger. Mais la voiture est tombée en panne. Nous avons tenté de faire tout ce qui nous venait à l'esprit, c'est-à-dire pas grand-chose. Le moteur a lâché un ou deux ahanements poussifs, et puis le silence. Nous nous sommes rassis sur nos sièges en jurant, sans trop savoir quoi faire. Personne ne passait par là: il n'y avait aucune raison que quelqu'un passe par là. Les routes étaient mauvaises et les moustiques chantaient trop près de vos oreilles dès que vous vous immobilisiez. Et la seule justification pour se rendre dans une petite ville du Mississippi, c'est d'aller y vendre quelque chose ou du moins d'essayer, ce qu'on ne peut pas faire en pleine nuit.

Columbia se trouvait encore à une cinquantaine de kilomètres et nous étions fatigués. S'il n'y avait pas eu les moustiques, nous aurions simplement dormi dans la voiture, avec l'espoir que quelqu'un passerait par là le lendemain matin. Au lieu de quoi nous avons fumé des cigarettes en nous donnant des gifles, en maudissant la Terre entière et la mécanique en particulier, en regrettant le bon vieux temps où les gens se déplaçaient en diligence. Cela n'a pas arrangé les choses et nous avions sombré dans un silence désespéré quand nous avons perçu le bruit d'un véhicule à l'approche. Nous avons entendu au loin son châssis taper sur les ornières. Nous sommes descendus de voiture et nous sommes placés de telle sorte que les phares ne pourraient pas nous manquer. Un camion n'a pas tardé à apparaître, qui se balançait follement. Il s'est arrêté et un homme s'est penché au-dehors. Ou plutôt, il s'est affaissé par la fenêtre vers l'extérieur, une bouteille à la main qu'il agitait sous nos yeux. «Y a un problème?» a-t-il lancé. Nous lui avons expliqué la panne et demandé s'il pouvait nous conduire en ville. Il a rentré sa tête à l'intérieur et s'est entretenu avec le chauffeur. Puis il est réapparu en déclarant qu'ils nous emmèneraient un peu plus tard à Columbia, mais que d'abord, ils allaient assister à un lynchage et que si ce détour ne nous dérangeait pas... Nous sommes montés dans le camion.
– Du Nord, hein? a remarqué le chauffeur. Vous venez d'où comme ça?

Nous avons répondu que nous étions partis de Trenton dans le New Jersey, et l'homme s'est étonné: «Dans cette épave?» a-t-il dit en parlant de notre voiture. L’autre a nettoyé le goulot de sa bouteille en passant le doigt à l'intérieur, puis il me l'a tendue: «Ça vous fera du bien. L’meilleur bourbon d'maïs en dehors du Kentucky.» Ce n'était pas une heure pour refuser l'hospitalité. J'ai bu une gorgée du breuvage, qui avait un goût d'essence, d'essence enflammée, puis il a tendu la bouteille à mon ami Joe, qui a bu une gorgée à son tour et s'est mis à tousser. Les deux types ont alors éclaté de rire. J'ai demandé timidement:
– Qui va-t-on lyncher?
– Un putain d'nègre, un certain Hyacinth si je m'souviens bien.
– Qu'est-ce qu'il a fait? – Il s'en est pris à une femme blanche.

J'ai considéré cette explication avec un mélange de doute et de dégoût. Alors, je lui ai demandé qui était cette femme.
– Une veuve, elle a des terres là-bas, du côté de Natchez.
– Elle a quel âge? a demandé Joe. Il était en proie au doute lui aussi.
– Bon Dieu, elle est si vieille qu'elle pourrait aussi bien être morte! Elle doit avoir 40 ou 50 ans.
– Et le garçon?
– Le nègre Hyacinth, vous voulez dire?

J'ai acquiescé et ils m'ont répondu que Hyacinth avait dans les 19 ans, même si avec les nègres, on ne pouvait jamais savoir; parfois, ils faisaient plus que leur âge, parfois moins.
– Que s'est-il passé? a interrogé Joe. Comment savez-vous qu'elle s'est fait violer?
– C'est elle qui le dit, a répondu le chauffeur. Elle hurle partout comme une dingue depuis cet après-midi. Elle a couru jusqu'à la plantation d'à côté en poussant des cris, «Pendez cet homme»; et elle a dit que c'était Hyacinth. Elle est bien placée pour le connaître; il a bossé chez elle ya un moment.
– Comment ça? C'était son domestique?
– Non, a rétorqué le chauffeur. Il travaillait sa terre comme métayer. La plupart de ses métayers sont partis ailleurs, maintenant; elle leur laisse rien des récoltes, et ils peuvent pas cultiver la terre s'ils ont rien à manger de tout l'hiver. Ça c'est sûr, elle est sacrément dure avec les nègres, cette femme-là; elle a la réputation d'être vraiment méchante.
– Eh bien, a répondu Joe d'un ton très doux, je ne trouve pas ça très crédible qu'un garçon de 19 ans coure après une femme de 40 ou 50 ans. A moins qu'elle soit très belle, bien sûr.
– Belle? s'est étranglé l'homme à la bouteille. Doux Jésus, vous devriez la voir! On pourrait la planter au milieu d'un champ, elle flanquerait une trouille bleue aux corbeaux.

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