En 1938, un Message rédigé par le conseiller fédéral Philipp Etter, membre du Parti catholique-conservateur, fait connaître la position du gouvernement sur les moyens de défendre et de diffuser le patrimoine culturel de la Suisse. Et tout au début d’un long passage concernant «le sens et la mission» du pays, le Gothard y est évoqué en ces termes: «Les différentes chaînes qui constituent la puissante barrière des Alpes convergent en un seul et même point: le Saint Gothard. Ce n’est pas par hasard que les premières ligues suisses ont pris naissance près du col qui le franchit. Ce fait providentiel a marqué le sens et la mission de notre Etat fédéral. Du Gothard, jaillissent le Rhin, le Rhône et le Tessin, les trois cours d’eau qui nous relient aux territoires culturels les plus importants dans l’histoire de l’Occident. Le Gothard divise et unit à la fois ces trois territoires.» Or loin d’être innocent, l’imaginaire développé dans cet important document officiel coïncide non seulement avec le discours politique culturel dominant de l’époque, mais s’adosse à d’anciens mythes récupérés par les milieux de la droite pour nourrir leurs visées politiques. De sorte qu’on y retrouve les ingrédients de représentations propagées dès le XIIIe siècle, lorsque que le col du Gothard, devenu l’un des plus importants passages alpins, relie les villes italiennes aux centres économiques des Flandres. «L’axe Venise-Anvers, constate Fernand Braudel, reste sans doute, pendant tout le XVIe siècle, “l’isthme” européen de tous le plus actif. Les Alpes s’interposent en son milieu, il est vrai, mais elles sont le théâtre d’un miracle continu en ce qui concerne les transports – comme si la difficulté avait fabriqué un système de communication supérieur aux autres.»
C’est donc dans le sillage ouvert par ce «miracle», que naissent et se répandent moult légendes sur le Gothard, dont des composantes enchevêtrées au cours des siècles forment le socle d’une histoire mythique à maintes facettes. On voit ainsi se côtoyer pêle-mêle, entre autres, l’icône de l’évêque d’Hildesheim Godehard, canonisé en 1061 et dont le patronyme aurait donné son nom au col; la silhouette fantasmée du pont du Diable du XIIIe siècle, ou encore le Gothard en tant que cœur de l’Europe, comme le représentaient les géographes du XVe siècle. Puis s’ajouteront des exploits techniques, tels vers 1830 l’ouverture du col aux carrosses, la spectaculaire route postale immortalisée par le peintre Rudolf Koller dans le Gotthardpost (1873), dont les reproductions décorent de nombreux foyers helvétiques. Une image bientôt complétée par celle des tunnels ferroviaires avec, au centre, l’Eglise de Wassen. Au seuil du XXe siècle finalement, la construction de fortifications armées d’acier Krupp et dotées de canons allemands enrichira encore d’une touche militaire le paysage et la réputation du Gothard (le coût de ces fortifications ont dépassé de presque six fois le budget prévu par les Chambres fédérales, nda). Certes, il n’est pas rare que des sites pittoresques ou spectaculaires suscitent des fantasmes à l’origine de toute une mythologie. Comme il arrive que cet imaginaire, ancré dans la mémoire collective, façonne les discours politiques d’un pays. Tel est du moins en Suisse le cas du Gothard, dont les composantes historiques et légendaires se prêtent à la construction d’une foison de représentations. Sans cesse remodelées, celles-ci forment dès la fin du XIXe siècle un réservoir très fertile pour la mise en scène de messages patriotiques, nationalistes ou politiques. Car intégrer le massif du Gothard à un discours politique, par exemple, éveille non seulement l’intérêt du public, mais l’investit de valeurs nationales et religieuses. Une pratique qui deviendra courante au XXe siècle.
Cet avènement du Gothard en tant que mythe national s’inspire par ailleurs d’une nouvelle perception des Alpes, qui, depuis Johann Jakob Scheuchzer (1672-1733) et Albrecht von Haller (1708-1777) s’affirment de plus en plus comme le lieu fort de la liberté et des vertus patriotiques. Mais avec Scheuchzer déjà, apparaît encore une autre interprétation symbolique: le Gothard comme château d’eau européen. Or cette image emblématique d’une cime suprême au centre de l’Europe, qui incarne l’autel de la liberté et alimente de ses eaux pures les pays du continent, s’imposera tel un stéréotype dans les discours du XXe siècle. Désormais non seulement le Gothard, mais les Alpes entières sont promus berceau unique et sacré de la Confédération et de la démocratie suisses. Entre temps la photographie, les vues aériennes ou le survol aventureux des Alpes par les pionniers de l’aviation ont mis les chaînes montagneuses au centre d’un intérêt public grandissant. Ce qui, du même coup, élargit la diffusion des images du Gothard et des Alpes. De surcroît et chacun à sa façon, le tourisme, le Heimatschutz et les mouvements pour la protection de la nature confisquent la montagne pour les besoins de leur cause. Aussi l’œuvre du peintre Ferdinand Hodler (1853-1918), où les Alpes occupent une place importante, est-elle retenue comme l’expression suprême de l’idée nationale. Cette transition de l’image des Alpes comme berceau de la liberté et de la vertu républicaine vers la représentation nationale héroïque, un critique d’art, Hermann Ganz, la commentera en ces termes: «Les montagnes de Hodler donnent au paysage suisse une dominante de force et d’énergie impressionnantes qui détache la Suisse, entité relative, plus ou moins au-dessus de ses pays voisins.» Ces fantasmes, par ailleurs, ne resteront pas l’enjeu du seul credo patriotique ou nationaliste. Dans le premier quart du XXe siècle, la Grande Guerre, la dégradation des conditions de vie d’une partie de la population et la Grève générale de 1918 engendrent de violentes luttes politiques. Et d’aucuns se saisissent des images idylliques des alpages pour stigmatiser l’ennemi prioritaire de la droite, ceux qu’ils appellent tous azimut des communistes. En 1919, la Patrie Suisse se fait l’écho de ce genre de propos: «L’alpe arrache l’homme à la vie factice et artificielle des cités; elle l’élève et le purifie. Les beautés de l’alpe sont hors atteintes du bolchévisme et doivent en être le remède; c’est par l’alpe que l’humanité sera sauvée.»
Toujours est-il que sur ce terrain d’intense production de symboles avait éclaté, dans l’intervalle, un rude conflit politique, dont les conséquences renforcent la perception patriotique du Gothard. Le débat portait sur ladite Convention du Gothard (1909), considérée par une partie des citoyens comme un acte d’allégeance à l’égard de l’Empire allemand. Pourtant, l’affaire était simple: afin d’incorporer la ligne du Gothard dans les chemins de fer étatiques, la Confédération avait dû accorder à l’Allemagne et l’Italie, partenaires de la construction de la ligne, un tarif privilégié sur le réseau suisse. Avec, à la clé de cette transaction, le renoncement de ces deux pays au remboursement des 85 millions de francs qu’ils avaient investis dans l’ouvrage, ce qui compensait largement les avantages concédés par la Suisse. Or Pierre Grellet, un journaliste romand très influent, rappelle dans un livre de Souvenirs d'écritoire (Lausanne, 1952) sa méfiance à l’égard de l’Empire allemand: «Cette hégémonie allemande que personne ne contestait contre l’évidence, mais dont le danger était loin d’être présent à tous les esprits, même les plus élevés dans la hiérarchie démocratique, fut le climat où grandit l’affaire capitale des années d’avant guerre: la convention du Gothard.» Dès 1910, en effet, et surtout en Suisse romande, cet accord avait suscité la formation puis le développement d’une opposition populaire, dont l’ampleur contraindra finalement le gouvernement à introduire, en 1921, le référendum obligatoire en matière de traités internationaux. S’agissant d’une compétence réservée jusque-là exclusivement au Conseil fédéral et au Parlement, ces événements entraînèrent une modification de la Constitution, l’une des plus importantes du XXe siècle.
Désormais hissé au rang des symboles nationaux helvétiques, le chemin de fer du Gothard était pourtant, et ce dès le début, le résultat d’un exploit réalisé en commun avec l’Allemagne et l’Italie. Ces deux pays le considéraient non seulement comme un enjeu économique, mais l’incluaient dans leurs visions stratégiques. Qu’en mai 1882, le premier train de marchandises traversant les Alpes du nord au sud transporte des armes, est sur ce plan hautement significatif. Sans oublier que soixante ans plus tard, la ligne du Gothard sera l’une des colonnes vertébrales de l’économie de guerre des pays de l’Axe.