J’avais rencontré André Sugnaux la première fois en 2005, dans un petit appartement de l’île Vassilevski à Saint-Pétersbourg. Un programme fédéral suisse m’avait permis d’aller travailler quelque temps en Russie. C’est Katia, la sœur d’Elena Markelova, l’interprète du peintre André Sugnaux en Russie, qui m’avait arrangé une rencontre avec ce dernier. Pour quelles raisons? Je cherchais probablement des modèles à suivre, des liens entre la Suisse et la Russie à approfondir, en plus d’aimer la peinture au point d’en faire jusqu’à présent. Katia elle-même m’avait été présentée par Zrinko, un Suisse d’origine slave, qui étudiait aux Beaux-Arts de Saint-Pétersbourg. Tout d’un coup, le monde vaste et inquiétant géographiquement redevient accessible par les points communs.
La deuxième rencontre eut lieu dans le Musée municipal de Saint-Pétersbourg (Le Manège) en 2006. C’est là que j’ai vu les premières traces du Goulag, traduites en peinture et en dessin par André Sugnaux. L’artiste, faisant partie de l’Union des artistes russes depuis 2003 (privilège rare pour un non-Russe), bénéficie en effet du droit d’exposer dans les musées russes et de disposer d’un atelier dans la «ville de Pierre». D’abord une impression de forte unité, un peu répétitive. Puis, en m’approchant, je découvre un monde de couleurs superposées, à l’instar de la peinture d’icônes, une spécialité byzantine et orthodoxe, à laquelle André Sugnaux s’est initié. De plus, je vois bien maintenant les traces gravées dans la matière picturale, qui forment un réseau, une trame non systématique dans tous ses tableaux. Cette écriture sensible, comme une deuxième lecture, est une originalité de l’artiste. Et ses dessins à l’encre, d’une fraîcheur juvénile, réalisés sur le vif lors de ses «voyages au pays du Goulag», malgré la gravité du motif, m’avaient donné l’impression d’une âme d’enfant tourmentée, à l’orée, peut-être jamais quittée, de son chemin dans l’intraitable réalité.
Je m’étais promis de le recontacter dès mon retour en Suisse… Il aura finalement fallu une rencontre fortuite, neuf ans plus tard, pour renouer le fil. Dans une exposition d’art russe à Genève, j’ai fait la connaissance de Gabriel Tejedor qui m’a parlé de son film La Trace, coréalisé avec Enrico Pizzolato et qui est sorti en salle au printemps 2015. Il prononce soudain le nom de son protagoniste principal: André Sugnaux. La boucle est bouclée… Et le coche à saisir. Rendez-vous avec André Sugnaux, artiste peintre verrier, dans son atelier de Prez-vers-Siviriez. Contraste avec le personnage taciturne du film. L’homme Sugnaux est volubile, avenant, amical: «Qu’est-ce que vous voulez boire? Café, thé, vin?» Et la conversation s’enchaîne, entrecoupée parfois de la recherche d’un livre ou d’une carte témoins parmi les nombreux objets qui remplissent l’atelier – l’aile d’une ancienne ferme au centre du village de Prez-vers-Siviriez. L’atelier, où retentit le Requiem de Fauré, puis une chanson du poète Vladimir Vissotski, occupe en fait tout l’habitat, remplit la cuisine, déborde dans le salon, envahit la chambre à coucher. «Vissotski, je l’aime bien. Je l’écoute quand je dois peindre de façon un peu plus agitée», confie André Sugnaux en nous proposant encore un verre de vin et de fumer, même si lui ne peut plus.