Le 9 décembre 2019, j’assiste à l’assemblée communale de Courtepin, mon village, situé à une petite dizaine de kilomètres de Fribourg, notre capitale cantonale. Ce terme d’«assemblée communale» désigne dans mon canton les citoyens actifs qui ont répondu présents à la convocation de l’exécutif local. Idéalement, ce devrait être tout le corps électoral. Mais c’est rarement le cas. Sur chaque objet traité, tout participant peut s’exprimer, avant de l’accepter ou de le rejeter par un vote. J’ai pris part à ma première assemblée en 1972, une année après l’octroi du droit de vote et d'éligibilité aux femmes. J’avais vingt ans, l’âge de la majorité civique à l’époque. J’étais enthousiaste; la démocratie gagnait du terrain. Un enthousiasme que j’ai ensuite essayé, en tant qu’enseignant, de transmettre à mes élèves du collège de Gambach durant les leçons d’histoire que j’y dispensais avant ma retraite en 2013.
Cette assemblée du soir du 9 décembre 2019, comme toutes les réunions politiques de ce genre, s’est terminée par la rubrique des «divers» qui permet de poser des questions, d’émettre des propositions, des critiques. Cela peut aller d’un carrefour dangereux à une fontaine publique qui ne coule plus ou une subvention trop faible pour le club de foot ou celui des accordéonistes. Le moment n’est pas toujours facile pour le Conseil communal, l’exécutif, et pour son patron, le syndic. Et ce 9 décembre n’a pas fait exception. Voici un extrait du procès-verbal officiel: «Une personne demande si le Conseil communal a des informations au sujet de l’implantation d’un parc éolien. M. Martin Moosmann (syndic) répond que ce projet fait partie du Plan directeur cantonal et que le Conseil communal n’en sait pas plus.»
Depuis le projet d’implantation d’éoliennes dans la localité voisine de Misery en 2013, je n’avais plus entendu parler de parc éolien dans notre district du Lac ou dans celui de la Sarine, tout proche. J’avais sans doute manqué d’intérêt pour le sujet, probablement parce que je me disais que s’il nous arrive parfois de brasser de l’air dans mon coin de pays sur certains sujets politiques, mon village n’est de loin pas balayé par des courants puissants ou même réguliers. Bref, un tel moulin à vent de plus de 200 mètres de hauteur à deux pas de ma petite bourgade, ça me semblait totalement hors sujet. J’avais tort. Comme d’autres citoyens, j’allais découvrir dans les années suivantes que les promoteurs d’Ennova, des Services industriels de Genève (SIG) et du Groupe E, avec sa société Greenwatt, tous porteurs du vent électrique dans nos campagnes, avaient travaillé de manière occulte. Le maître-mot de cette période semble bien avoir été «confidentiel», et son corollaire, l’absence d’information aux populations concernées. Une véritable omerta.
«Le Conseil communal n’en sait pas plus», affirme le syndic qui en laisse plus d’un sceptique dans la salle. En sait-il davantage, malgré ses allégations? En tout cas, les citoyens de Courtepin n’apprendront rien de plus ce soir-là. Cependant, l’assemblée terminée, certains la prolongent:
– Donc, il y a bel et bien un projet. C’est tout de même bizarre que le syndic nous dise que le Conseil communal n’en sait pas plus.
– Si le projet est suffisamment avancé pour figurer dans le Plan directeur cantonal (PDCant), le syndic est en train de nous promener. Et il n’est probablement pas le seul. Les conseillers sont au courant de ce plan directeur, c’est obligé; ils en savent donc peut-être plus, au moins certains d’entre eux.
– Ça sent la combine!
– Pourquoi on ne veut rien nous dire? Le législatif, c’est nous. Nous avons le droit d’être informés.
– On nous écarte de l’information. Ça veut dire qu’on nous écartera aussi de la décision.
– C’est peut-être déjà décidé.
– C’est ça, la démocratie?
– Comment ont-ils fait pour déterminer ces parcs éoliens?
– Qui les a déterminés? Comment? Avec quels critères? Il n’y a pas beaucoup de vent par chez nous.
Autant de questions. Si peu de réponses officielles. Or elles existent, ces réponses et, grâce à l’acharnement d’un groupe de citoyens lanceurs d’alerte qui n’ont eu de cesse de les réclamer à l’Etat et à ces entreprises en invoquant la Loi sur la transparence, nous avons petit à petit mieux compris ce qui s’était passé dans ce dossier. Comment a-t-on arrêté les sites fribourgeois pour les éoliennes, dont le nôtre, celui des collines de La Sonnaz, que des milliers de gens verront de leurs fenêtres s’il sort de terre et dont la mélodie des monstrueuses pales de plus de 80 mètres de longueur se fera entendre jusqu’à nos tables familiales? La plongée dans les documents officiels mis au jour malgré nos autorités qui ont passé leur temps à nous mettre des bâtons dans les roues vaut le détour!
Notre histoire commence avec une «boîte» sise d’abord à Chiasso au Tessin, REnInvest, cofondée par un certain Sergio Ermotti, actuel directeur général d’UBS. Si elle est en liquidation depuis mars 2024, elle a travaillé, dès 2009 au moins, sur le canton de Fribourg, ainsi que le confirme un rapport interne dit «Juel II» destiné aux discussions entre partenaires, à savoir: les Services industriels de Genève (SIG), les Tessinois de REnInvest et leur société Green Wind, fondée en juin 2011 à Court dans le canton de Berne. Société anonyme qui changera de nom en 2012 et deviendra Ennova avant d’être rachetée en 2014 par les SIG… En décembre 2010, «l’étude REnInvest – SIG» atteste d’une nouvelle phase de prospection des sites fribourgeois pour les éoliennes. Aucune suite opérationnelle n’est cependant donnée à ces deux dossiers. En novembre 2011, Green Wind effectue une mise à jour des éléments constitutifs de ces deux documents afin d’entreprendre un développement éolien et découpe «grossièrement» notre canton en deux «entités topographiques», l’une «à l’ouest de l’A12: régime de plaines et petits vallons», l’autre «à l’est de l’A12: régime montagneux et alpin… Présence de glaciers», l’A12 étant l’autoroute qui traverse notre canton, entre Berne et Châtel-Saint-Denis. «Pour la partie ouest, le régime de vent est sensiblement similaire à celui connu et mesuré dans le canton de Vaud en raison d’une topographie identique», commentent les experts de Green Wind. Et de moduler ensuite: «Il est évident que ces considérations sont approximatives, voire très approximatives, car aucun calcul concret n’a été réalisé. L’ordre de grandeur de ces estimations reste toutefois cohérent au regard de l’existant sur Vaud.» L’auteur du rapport observe également que «pour les deux sites en étude dans le canton de Vaud, à la frontière du canton de Fribourg, que sont Moudon et Sottens (qui a intégré la commune fusionnée de Jorat-Menthue en 2011, nda), les calculs en interne avec extrapolation des données mesurées à partir des stations de Pully, Payerne et Genève révèlent des résultats satisfaisants». Extrapoler des données pour Moudon et Sottens en se fondant sur des mesures faites à Genève (à plus de 70 km à vol d’oiseau), à Pully ou même à Payerne manque cruellement de rigueur scientifique. Qu’importe! Pour le canton de Fribourg, on extrapole sur la base de ces extrapolations. L’un de mes amis critiquera un jour notre approche trop émotionnelle en lieu et place de demeurer rein wissenschaftlich (purement scientifique)... Amusant, non? C’est donc à partir de ces «approximations» – le terme est employé par l’auteur du rapport lui-même – que va être décidée la priorisation du parc éolien des collines de La Sonnaz et d’autres sites en plaine.
En prenant connaissance de ce dossier du 23 novembre 2011, je me dis que tout se serait joué chez les investisseurs tessinois de REnInvest. J’imagine que quelqu’un a dû décréter dans un bureau, du côté de Chiasso, probablement même sans se déplacer dans le canton de Fribourg, sans se soucier de savoir s’il y a du vent dans notre région et avec l’aide de Google Earth, que La Sonnaz méritait d’accueillir un parc éolien comprenant jusqu’à neuf machines. Mieux, que cette infrastructure industrielle perdue au milieu d’un territoire de collines, de champs cultivés, de prairies et de forêts qui s’étend entre les communes de Courtepin, La Sonnaz, Belfaux et Misery-Courtion devait devenir une priorité du développement des énergies renouvelables helvétiques. Sous le nom de code: «SON».